La Fraternité • ft. Hana, Sanada

Le port grouillait de monde, comme à son habitude – et plus encore depuis que la Ligue avait établi son quartier général à Uzushio. On y trouvait de tout, de la pêche du jour aux arrivages de pays lointains, et tout semblait se mélanger, pêle-mêle, sur les quais glissants. Mais ce n’était qu’une apparence ; en réalité, tout était cadré, organisé, rodé. Embarquement, débarquement, ravitaillement, douane – la mécanique était parfaitement huilée.

Fendant la foule, Junko ne prêtait guère d’attention au remue-ménage ambiant. Ce monde n’était pas le sien, elle n’aimait pas les bousculades et les cris. De fait, elle ne venait qu’en de rares occasions la journée, lorsqu’il lui fallait trouver quelqu’un ou un transport pour une mission. Ce jour-là, c’était un peu les deux : on lui avait assigné une nouvelle mission, avec Sanada pour navigateur – et une Omura que Junko n’avait pas encore eu le loisir de rencontrer. Il lui tardait de retrouver ce visage familier. La dernière fois qu’ils s’étaient vus, elle n’avait guère eu le temps d’échanger avec lui – mais c’était de sa faute, vraiment. Il lui faudrait s’excuser.

D’un pas vif, elle traversa les quais assignés aux navires de commerce et de pêche pour rejoindre le port de plaisance. Il lui semblait se souvenir que le bateau de son ami était amarré là-bas. Mais en arrivant à proximité, une voix la stoppa dans son élan : « Eh, Junko ! »
Levant les yeux, elle vit un homme lui faire des signes depuis le bastingage d’un bateau. Elle eut un sourire, reconnaissant le second du Densetsu. « Oh, Tokagi… Vous n’êtes pas en mer ? » C’était comme une formule de politesse, lorsqu’elle voulait saluer l’homme. Après tout, elle avait l’impression que le Densetsu passait plus de temps au large que dans le port d’Uzushio dernièrement. Ce dernier balaya la question d’un revers de main. Elle n’aurait pas de réponse quant aux intentions de l’équipage. En revanche, il avait des nouvelles pour elle. « J’ai croisé Sanada, tout à l’heure. Pour ce que ça vaut, il m’a dit de vous dire qu’il a une urgence. Il vous rejoindra en chemin. »

La dame sentit une pointe de déception traverser sa poitrine. Une urgence, ça voulait tout et rien dire… En fait, cela pouvait surtout dire qu’il était finalement pris par une autre mission, de plus haute importance. Cachant sa contrariété derrière un haussement d’épaules, elle tenta une taquinerie à l’attention du second : « Vous ? On ne se tutoie plus ? » Il eut un rire avant de désigner quelque chose derrière Junko : « Oui, vous. »

En se retournant, elle découvrit qu’il pointait du doigt un petit groupe, de l’autre côté du quai. Parmi les personnes présentes, elle reconnut vaguement un capitaine qui avait l’habitude de transporter les shinobis d’Uzushio lors de leurs missions. Visiblement, ils n’allaient pas naviguer sur le bateau du Masamune en son absence. Elle remercia brièvement Tokagi et s’approcha du groupe en question. Alors, s’éclaircissant doucement la voix pour signifier sa présence, elle se présenta : « Excusez mon retard, je suis Junko. »
Outre le capitaine et son équipage, il y avait là un moine du Temple du Bois Bleu – ce qui n’était pas étonnant, puisque son clan était le commanditaire de la mission – et une charmante demoiselle. Junko posa son regard sur cette dernière. Etait-ce sa fameuse coéquipière Omura ?

Parchemin de mission:

La dame eut un léger sourire lorsque la jeune Omura se présenta. Loin de se douter de la relation qu’elle entretenait avec l’Intendant, Junko songea qu’elle devait faire des ravages dans les rangs shinobis, avec cet air de fleur délicate. Hana ; elle portait bien son nom. « Je suis certaine que vous le serez. » la rassura-t-elle. Pour avoir côtoyé la terrible Mifuyu au cours de précédentes missions, la jûnin savait ce dont les Omura étaient capables. Avoir un membre de ce clan dans son équipe était un atout indéniable, quelles que soient les circonstances. Pour autant, l’ordre de mission ne laissait rien présager de très périlleux, quoi qu’en disent les osmiétistes du Temple du Bois Bleu. La dame se demandait même si le Temple ne faisait pas du zèle, à requérir l’aide de shinobis pour une simple enquête préliminaire.

Les présentations faites, les regards se tournèrent vers le petit moine chauve, et ce dernier avait dû lire ses pensées dans le regard de la dame, car il commença d’emblée par évoquer ce point : « Le Temple du Bois Bleu, et par extension l’Osmiétisme, a beaucoup de respect pour l’ensemble des religions du Sekai. Nous ne solliciterions pas l’aide d’Uzushio si nous n’avions pas de bonnes raisons de penser que la Fraternité présente tous les signes d’une secte. » L’homme, dont la voix trahissait l’âge, s’évertua alors à lister tout ce qui avait pu mettre la puce à l’oreille des prêtres du Temple. De la nature contestataire de cette religion – qui se définissait elle-même comme un mode de vie – jusqu’au succès rapide qu’elle connaissait, en passant par la négation des autres fois du Sekai, le moine étayait son propos d’exemples qui pris séparément pouvaient sembler légers, mais qui donnaient effectivement une curieuse impression mis bout-à-bout.
La dame, bien que toujours sceptique sur la manière de procéder, comprenait les inquiétudes du Temple dans le fond. De toute façon, Hana et Junko n’étaient pas là pour remettre en cause leur ordre de mission, mais bel et bien pour l’exécuter.

Saisissant un instant de répit dans le discours du moine, le capitaine leur annonça alors qu’ils étaient prêts à partir pour la région des Doigts de l’Océan. Restait à savoir où aller exactement, une fois là-bas. A cette question, le moine du Temple leur répondit que la Fraternité se développait davantage dans la partie continentale de la région, mais plusieurs options s’offraient à eux malgré tout – naviguer d’îles en îles ou rejoindre directement une grande ville comme Daifune –  et il ne voulait pas prendre de décision à leur place de peur d’outrepasser ses prérogatives ou d’altérer leur jugement.

Junko estimait que si le culte était plus fortement implanté dans les grandes villes, cela semblait plus pertinent de commencer par là. Se retenant néanmoins de faire le moindre commentaire, elle se tourna vers sa douce coéquipière. « Qu’en penses-tu, Hana ? Par où devrions-nous commencer d’après toi ? » Si elle appréciait l’efficacité, la dame n’oubliait pas son devoir d’enseignement envers les plus jeunes. Faire participer l’Omura aux prises de décisions était un bon moyen d’y parvenir, et cela lui donnait surtout l’occasion d’évaluer les aptitudes de la demoiselle, histoire de savoir à quoi s’en tenir.
D’ailleurs, à ce titre, il lui faudrait également l’interroger sur ses tendances – ou ses connaissances – religieuses lorsqu’elles auraient un moment sans le moine. On aurait pu légitimement penser qu’Uzushio n’enverrait pas de shinobis sensibles à ces questions, mais la seule présence de Sanada dans l’équipe initiale laissait planer le doute. Et si Hana se prenait de passion pour la Fraternité ?

Poursuivant ainsi leur discussion, la petite troupe embarqua à bord du navire et ce dernier prit la mer.

A voir la belle ainsi monter à bord du navire, nul doute qu’elle avait le pied marin. Ça n’était peut-être pas si extraordinaire pour une native d’Uzushio, mais son apparence de poupée fragile contrastait légèrement avec celui de la navigatrice. Et, il fallait l’admettre, Junko n’était pas totalement hermétique aux idées préconçues, aussi fut-elle agréablement surprise.

Attendant que le moine s’éloigne un peu, de peur de le froisser, la dame finit par répondre à la question de la belle : « Je ne crois pas qu’il y ait d’attitude particulière à adopter, bien au contraire. Comme avec beaucoup de choses dans la vie, dont les croyances et les religions en général, il faut savoir rester critique et lucide. Se poser les bonnes questions. » Ironique, n’est-ce pas ? Junko, l’enfant du Myōshin-ji, se permettait de donner une leçon de scepticisme. Ah, si les anciens l’entendaient parler ainsi ! Mais, en réalité, sa religion était un peu différente du schéma classique, s’apparentant davantage à un mode de vie. Ils n’avaient pas de dieux, à proprement parler, puisque ces derniers résidaient en toutes choses.
Elle poursuivit, laissant ses pensées de côté : « La particularité, tu la verras plutôt dans le comportement des membres de la Fraternité, s’il s’agit vraiment d’une secte. Ces groupes reposent généralement sur les principes d’exclusion et d’entière dévotion. Les membres doivent dépendre entièrement du groupe et lui dédier leur vie, au détriment de leurs relations avec leurs proches par exemple. » Quant à leur façon de procéder concrètement, elles allaient devoir le découvrir sur le tas… Junko n’était pas une grande experte des sectes du Sekai ; elle n’avait aucune idée de la façon dont ces groupes parvenaient à s’accaparer l’esprit des gens.

Puis, lorsque vint la question de l’endroit où commencer leurs investigations, la dame hocha silencieusement la tête, écoutant le raisonnement de la jeune genin jusqu’au bout. Il y avait du bon, dans sa façon de voir les choses. La jûnin n’aurait pas cherché à atteindre le siège directement, pour ne pas alerter d’emblée la Fraternité sur leur enquête, mais l’idée restait intéressante. « Effectivement, je pense que commencer par une grande ville nous permettra de rencontrer rapidement des membres de la Fraternité. Quant à leur siège… » Elle jeta un regard en direction du moine du Temple du Bois Bleu, qui secoua la tête. « Aucune idée. Mais on parle de rassemblements fraternels au théâtre Fuzuki, à Daifune. » La dame eut un sourire satisfait : elles pourraient commencer par là.

Le reste du voyage en mer fut assez tranquille ; moins à l’aise que l’Omura sur un navire et n’ayant pas navigué depuis un certain temps, Junko préféra se retirer, loin du remue-ménage qui régnait sur le pont…

… jusqu’à ce que le capitaine annonçât leur arrivée à Daifune.

Adressant quelques mots au moine qui les avait accompagnés jusque-là, la dame s’empressa de poser ses pieds sur la terre ferme. « Restez dans les parages. Nous vous rejoindrons dès que nous en saurons plus… » Elle estimait qu’il était inutile de s’embarrasser du petit homme ; il avait parfaitement rempli son rôle, et il était évident qu’il n’avait pas plus d’informations à leur partager. Pour la suite, autant se faire discrètes et ne pas s’afficher ouvertement avec le Temple du Bois Bleu. Elle eut un regard en direction de Hana et cacha son propre insigne d’Uzushio. « Fondons-nous dans la masse, je ne suis pas certaine que des shinobis d’Uzushio seront accueillis à bras ouverts. » lui souffla-t-elle, avec un sourire entendu.

A en croire l’activité débordante du port, il devait s’agir de l’une des grandes villes commerçantes des Doigts de l’Océan. Junko trouva qu’il y avait là un quelque chose d’assez similaire au port d’Uzushio, à plus petite échelle évidemment. La Ligue Somei avait apporté bien des changements à Uzu, à tel point que son port paraissait maintenant démesuré, au regard de ceux du reste du Sekai. Jetant quelques regards à droite, à gauche, la dame finit par se mettre en route, invitant l’Omura à la suivre d’un signe de tête.
« Notre ami a parlé du théâtre, mais toute information est bonne à prendre. Questionnons quelques personnes sur notre chemin, d’accord ? Je te laisse le choix de l’approche ; ce qui te mettra le plus à l’aise. » Qu’elles se séparent ou qu’elles restent ensemble ; qu’elles abordent les gens directement ou qu’elles écoutent aux portes ; qu’elles prétendent chercher un travail honnête ou qu’elles piègent quelques malheureux dans une ruelle… Pour Junko, peu importait leur approche, à vrai dire. Elles pouvaient même se métamorphoser complètement, si Hana le souhaitait. Le tout, c’était d’arriver à délier les langues, d’une façon ou d’une autre. Junko, elle, s’adapterait aux connaissances et aux habitudes de la demoiselle.  

Hana avait rapidement mis le doigt sur le problème que pouvait poser le sectarisme religieux – et, plus généralement, idéologique. De fait, il n’était pas certain que leur voyage soit de tout repos s’il s’agissait bien de ce fléau. Enfin, tout dépendait du degré d’acceptation des membres envers les non-initiés, mais à en croire les paroles du moine, la Fraternité ne semblait pas voir d’un si bon œil les opinions divergentes.
Pour autant, la perspective d’avoir affaire au fanatisme prosélytique n’effrayait guère la jûnin. Elle avait croisé le chemin de Dieux bien moins fraternels – et bien plus absolus dans leurs jugements.

La dame regarda donc sa jeune coéquipière faire de son mieux pour aborder le tout-venant, se contentant de suivre ses pas tandis qu’elle menait la danse. Quels renseignements cherchaient-elles ? Tout, absolument tout, à vrai dire. Junko ne voulait pas seulement confirmer les informations du moine, elle voulait connaitre le profil de ceux qui se laissaient convaincre par la nouvelle religion, estimer son nombre de partisans, en apprendre davantage sur leurs motivations, leur dogme et leurs pratiques… En bref, elle voulait être capable de les identifier au premier coup d’œil, voire de devenir l’un d’entre eux s’il le fallait. L’information, c’est le pouvoir, disait-on.

La demoiselle avait une façon intelligente de procéder. Tirant parti de sa jeunesse et de son air angélique, elle feignait l’innocence, questionnant l’autochtone sur le théâtre, sans aborder frontalement la question de la Fraternité. Certaine qu’elle finirait par obtenir les informations qu’elles cherchaient, Junko préféra se placer en retrait, laisser la jeune Omura affronter seule l’adversité, plutôt que de complexifier inutilement son discours – après tout, il était assez simple de justifier sa présence seule, moins celle de deux femmes d’âges à la fois trop proches et trop éloignés. Qui plus est, cela permit à la jûnin de se concentrer sur d’autres éléments que les conversations en elles-mêmes, comme la profession ou les réactions des uns et des autres à l’apparition et aux interrogations de la jeune Uzujin. Parfois, Junko passait même après la demoiselle, pour aborder la question du théâtre ou de la Fraternité sous un autre angle, lorsqu’elle avait un doute.

Au départ, Hana n’obtint pas de réponses positives. « Le théâtre ? Qu’est-ce j’en sais moi… » répondit un marin aux traits burinés. « Eh bah, tu dois en avoir du temps à perdre, ma jolie. C’est pas moi qu’irais, ça c’est sûr ! » renchérit l’un de ses collègues.
Junko, qui se présenta une fois qu’Hana se fut éloignée, leur demanda où allait leur navire, sous couvert de chercher un moyen de transport à bas coût. Elle avait tout d’abord songé que leur ignorance venait de ce qu’ils n’étaient pas du coin, mais ils démentirent cette hypothèse rapidement : ils naviguaient entre Daifune et les petites îles environnantes, sans jamais sortir des Doigts de l’Océan. Dubitative, la dame les questionna davantage ; avaient-ils connaissance du culte de la Fraternité ? Le premier soupira alors, redressant son paquetage sur son épaule. « Pas encore… Y’en a assez d’cette histoire d’illuminés. J’mange pas d’ce pain moi. Si c’est pour nous assommer avec votre ramassis de conneries, allez trouver un autre équipage, hein… » Elle n’insista pas, se hâtant de rattraper Hana dans la foule.

Puis, alors qu’elles s’éloignaient du port vers le centre-ville, les discours évoluèrent sensiblement. On savait situer le fameux théâtre Fuzuki, bien sûr. Pour autant, il semblait y avoir comme une forme de réticence dans les réponses des uns et des autres. Comme si les mots qu’employait la jeune femme faisaient sourciller ses auditeurs. Etait-ce le terme « spectacle » ou bien l’assimilation du théâtre Fuzuki à un lieu de plaisance ?
La réponse vint finalement de la bouche d’une bonne femme replète à l’allure de lavandière : « Oh, c’est juste-là, tu tournes à l’angle et t’y seras. Mais je suis désolée ma puce, si tu es venue voir un spectacle, tu vas être déçue. Le théâtre Fuzuki appartient à la Fraternité maintenant. On s’y retrouve seulement le soir pour écouter les sermons de notre Guide, Hikari, avec nos frères et sœurs. C’est une brave petite, Hikari… En tout cas, elle est très intelligente et elle parle bien, c’est sûr. Passe donc la voir, elle t’expliquera tout bien ! »

Rangeant promptement le livre qu’elle faisait semblant de lire, Junko rejoignit l’Omura tandis que la bonne femme s’éloignait. « Alors, verdict ? » interrogea-t-elle la genin, tant pour se mettre au jus de sa conversation avec son interlocutrice que pour connaître son opinion sur la question.
« J’ai bien l’impression que l’on n’obtiendra pas nos réponses dans la rue… De mon côté, je n’ai rien noté de particulier. Les marins semblent assez réticents envers ce nouveau culte, mais pour le reste… Les adeptes sont des gens tout ce qu’il y a de plus normal. » La jûnin devait l’admettre, elle n’en savait pas plus qu’à leur arrivée. Et si finalement cette secte n’était qu’un culte de plus ?
Elle chassa cette idée prématurée aussi vite qu’elle était apparue. Elle attendrait de voir la teneur des sermons prononcés au théâtre avant de statuer…