J'ouvre les yeux et je vois un brouillard doré. Je crois un instant que j'ai des lunettes sur le nez mais je suis seulement sous l'effet du calme. La nuit doit être douce au dehors ; à l'intérieur, c'est la tempête. Le vent, l'orage, le souffre me font suffoquer. Je perds pied à longueur de temps mais j'avance quand même, pas à pas, la tête dans les nuages, le cœur dans les chaussettes. Une heure, mille heures, cent ans, c'est le temps qu'a duré cette minute de ma vie et à en parler je me rends compte que c'était absurde, mais j'ai besoin de l'écrire car si je ne le fais pas, j'ai peur que ce souvenir ne me réduise à rien, de façon permanente.
D'abord, c'est un entraînement. Je suis en pleine brume quelque part dans le bois derrière chez papy ; c'est ce que je crois en tout cas. Je n'arrive pas à lancer des flèches, ma main est trop petite − je dois avoir six ou huit ans. Je manque la cible qui n'existe pas ; face à moi il n'y a qu'un mur de gaz à travers lequel je ne vois pas mais maman m'a dit de le faire, maman m'a dit de continuer. Ça me semble normal ; forcément, c'est un rêve, mais tout de même je sens que ce n'est pas habituel. Je suis dans et hors les lieux, j'agis et j'assiste à l'ambiance pesante et déréglée de l'espace occupé par mes actes et les mots que ma mère susurre à mes oreilles :
Alors d'accord, je ferme les yeux, carrément. Je tends, je relâche. Quand j'ouvre les yeux, je marche. La nausée me prend légèrement, je ne suis plus dans la même dynamique. Je saute de branche en branche et maman me dit d'accélérer le pas. Je ne peux pas. Si je vais plus vite, je vais rater la branche. J'ai déjà du mal à ne pas tomber. Mon chakra sort par les pieds, je le vois assombrir les lieux. En regardant en arrière, je vois une tache sur le fond opaque, sombre, marron et verdâtre, comme si la brume se nécrosait ; je ne sais pas ce que ça veut dire, mais c'est ma faute, entièrement ma faute. Je ne vois pas maman, je ne vois que de la lumière partout autour et pourtant, je suis recouvert d'une ombre. J'ai chaud, très chaud. Je suis trempé de sueurs glacées et je ne peux pas retirer mes vêtements ; j'en ai l'idée, mais mes mains ne le font pas, impossible. Je continue d'avancer sans savoir si l'endroit où je vais sera pire ou meilleur mais je dois y aller. Tant que j'avance, j'entends la voix et c'est ce qui compte le plus.
Je ne peux pas. La chute est atroce. Mes jambes me font mal d'être libérées de tout appui. Je vais mourir mais je ne le veux pas et tandis que j'y pense, je ne parviens pas à fabriquer de mots réconfortants dans la bouche de ma mère qui ne semble plus là. J'entends des sons en revanche. Comme les voix des adultes derrière le mur quand on est parti se coucher. La qualité est celle que l'on a sous la surface de l'eau. Je remue donc les bras pour remonter. Sans ouvrir les yeux, je touche une surface molle et referme mon poing dessus. Je tire et me retrouve accoudé sur le sol humide et feuillu d'une forêt. Cette fois, c'est clair. Je vois tout. J'observe des silhouettes sombres sous un buisson et elles semblent se regarder fixement, sans un geste ou seulement une sorte de vacillement régulier de droite à gauche mais jamais elles ne tombent. Leurs bras sont disproportionnés, ils touchent presque le sol ; leurs têtes sont ovales, leurs genoux fléchis leur donnent l'aspect de grands singes d'une grande maigreur. D'eux proviennent ces sons étranges, ces grognements sourds et lancinants qui n'attendent pas de réponse. Doucement, je m'extirpe de mon trou.
Je ne bouge plus. Maman est là maintenant. Je la sens, je la vois presque à côté de moi, allongée sur le sol, mais je ne peux pas tourner la tête vers elle, elle ne me le pardonnerait pas. Je crois que ce sont ses cheveux qui me chatouillent le nez. Ils sont beaucoup trop longs mais ils sont beaux. Je pleure un peu, c'est étrange. Elle ne dit rien, elle ne dit jamais rien. Elle sait à peine que je suis là, à vrai dire elle n'est pas là mais alors que je m'en rends compte, que je m'aperçois qu'en vérité, je l'ai sans doute inventée cette situation, je refuse de le reconnaître et je m'offusque. Je suis en colère, je suis découragé. Je n'ai pas envie de terminer ce rêve étrange, effrayant, inconfortable et peu reluisant pour moi par l'absence de mes qualités de fils car je ne veux pas qu'elle s'en aille, encore.
Je vois le plafond de la chambre. Je vois la lumière qui filtre à travers les volets, celle de la terrasse de papy et mamie. Ils sont encore dehors à cette heure-ci, les jours commencent à se réchauffer. J'ai l'impression d'avoir fait une nuit complète et je ne suis là que depuis quelques heures. Je suis trempé. Sous la douche, je n'y pense plus ou plutôt, je reste fixé sur l'image de ces silhouettes noires qui semblent se rapprocher à présent, alors même que je ne dors plus et que je vois, en filigrane, la bouche d'évacuation et le robinet de douche. Propre, lisse, je retourne à ma chambre et je m’assois. Crayon en main je commence à reproduire avant tout les mots que j'ai entendus pour effacer d'abord cette voix avant sa présence afin de me ramener de force à la réalité ni dure ni douce de cette nuit et de chacune des autres : Tora n'est plus, Tora m'a abandonné.