Pour Mifuyu, il était l'heure. L'heure de faire le bilan, de s'asseoir pendant des heures dans son laboratoire sombre afin de se remémorer, mais surtout de planifier.
Au vu des récents évènements et de ses découvertes, il lui fallait cheminer vers le passé pour explorer son avenir. C'était pour elle la grande remise en question depuis que son esprit était chamboulé par toutes ces nouvelles – mais étaient-elles seulement nouvelles ? – ambitions qui semblaient la recouvrir tout entière.
Il y a quelques années, elle pensait avoir échoué, avoir atteint le point final de son incroyable existence. C'était la fin d'une aventure et son génie n'avait pas suffi à rattraper sa malchance d'être née à cette époque. Elle avait toutefois grandement fait avancer la cause de son clan et pouvait s'en aller la tête haute. Cette époque, elle la maudissait car elle ne lui avait pas offert les outils nécessaires à son juste développement. Cela avait été à elle de se débrouiller, de redoubler d'inventivité et de curiosité pour ouvrir la voie aux prochaines anomalies qui, comme elle, voudront transcender les limites de l'humanité. On ne se souviendrait d'elle que comme une présence primitive, ayant établi les bases de la connaissance sans jamais avoir pu pleinement les exploiter.
Elle repensait alors avec mélancolie à son passé. Une pointe d'amertume lui chatouillant la gorge, elle se remémorait en silence.
An -45, déclaration de guerre.
La jeune Mifuyu bouillonnait d'excitation à l'idée de rencontrer tous ces guerriers venant d'autres clans. La guerre serait rude, peut-être mortelle, mais elle pourrait enfin sortir de ce carcan dans lequel elle avait toujours évolué. Le mot était passé très vite ici : les ninjas de son clan seraient très sollicités et elle ne ferait certainement pas exception. Mais elle voulait rejoindre le front, elle voulait se battre. Elle ne peut toutefois pas abandonner ses trois enfants en bas âge, particulièrement Erena, qui n'avait que quelques mois. Il lui faudra être patiente et se concentrer sur leur éducation, baignée dans les plus classiques traditions de son clan.
*
Sa gorge se resserra, pourtant aucune larme ne coula à l'évocation de ses trois défunts enfants. Elle ne pouvait se le permettre. Ce serait hypocrite, après ce qu'elle avait fait. Elle ne le regrettait pourtant pas, il avait fallu qu'elle essaie, c'était plus fort qu'elle. Elle se rappela alors comment elle en était venue à s'abandonner complètement à la médecine, à lui faire serment d'éternelle fidélité. Serment auquel elle avait failli, une fois encore.
*
An -21, et il n'en resta plus que deux.
Cela faisait déjà trois ans qu'Onshi, l'amour de sa vie, était mort. Il n'avait pas réussi à braver la mort et celle qui deviendrait une véritable sorcière peinait encore à s'en remettre. Elle ne voulait pas l'oublier et fit vœu de ne jamais se remarier. Elle était plus seule que jamais : son mari décédé et deux de ses enfants rangés à la cause des Ethiques, seule sa tendre Erena lui restait fidèle.
La guerre battait son plein et la doctoresse courait de champs de batailles en champs de batailles, jusqu'à ce qu'elle ne fut arrêtée par Omura Fusuke, son cher allié. Elle connaissait les sentiments qu'il avait envers elle, mais elle préférait les ignorer. Ils n'étaient pas réciproques pour un sou. L'homme, plus jeune qu'elle d'une quinzaine d'année, s'était alors approché d'elle lentement, la mine sombre pointée vers le sol boueux. A sa démarche, elle sut que quelque chose de grave s'était produit. Il lui annonça le décès de Nobu, son fils. Elle avait toujours été relativement plus proche de lui – elle suspectait que ce soit parce qu'il fut le seul garçon qu'elle n'ait eu – même s'il avait coupé les ponts avec elle il y a quatre années de cela. La rupture entre eux avait été profonde, car radicalement opposés dans leur pensée. Elle l'avait dénigré depuis, lui ainsi que sa grande sœur, également partisane de la branche faible du clan.
Alors que ses lèvres s'agitaient, la guerrière des Omura refusait d'entendre. Elle le regardait, la mine déconfite, comme déconnectée de ce monde. Elle oublia les conflits, les cadavres qui jonchaient le sol et les taches de sang qui recouvraient ses vêtements. Elle n'avait jamais été réellement proche de ses enfants. Et là, voilà que le sentiment maternelle revenait au galop pour la frapper en plein cœur. Elle phasait et n'émergea de ce coma qu'en entendant le son aiguë de ses scalpels s'écrasant sur le sol, heurtant une pierre.
Elle fonça sur Fusuke pour lui infliger de timides mais rapides coups de poings. Elle sentait un liquide salé lui parcourir les joues, liquide d'une incommensurable rareté pour elle. Enfin, elle vomit.
Son enfant était mort. Ce n'était pas naturel pour une mère, si froide soit-elle, d'enterrer son garçon. Il était censé survivre à cette guerre, à cette époque. S'il ne le pouvait pas, elle le ferait pour lui. Elle transcenderait les limites de la science, repousserait sa simple condition humaine. Elle ne pouvait pas le rappeler, c'était trop dur. Ou alors elle y arriverait, mais elle aurait besoin de temps. Elle aurait besoin d'au moins deux vies de plus. Elle devait se procurer ce luxe ! Reprenant conscience de tout ce qui l'entourait, elle leva sa tête pour reprendre contact avec Fusuke.
"M'aideras-tu ?", dit-elle en le regardant, les yeux emplis de chagrin et d'une colère qui semblait infinie.
Un simple hochement de tête suffit pour comprendre qu'ils s'engageraient dans cette pente glissante ensemble. Personne ne devait apprendre ce qu'ils feraient, ou ils seraient les prochains.
Ce serment, cette promesse, elle l'avait trahie. Elle avait tout fait, elle avait même commis la pire des atrocités, mais rien de tout cela n'avait suffi. Elle se souvenait des années qui avaient suivi sa résolution et comment les évènements qui s'y étaient produits avaient encore renforcés sa détermination, mais également comment ils avaient été les signes avant-coureurs de sa chute. Ange déchue, elle deviendrait Mifuyu la terrible, l'infâme sorcière dont on racontait l'histoire pour effrayer les enfants, tandis que tous s'esclafferaient sous son nez.
*
An -19, n'en resta plus qu'une.
Dans ce monde, on pouvait mourir en donnant la vie. Comment l'expliquer ? C'était un étrange mystère, même pour une médecin de son calibre. En prenant la vie de sa mère, que représentait l'enfant ? Était-il plus fort, plus légitime ? Ou était-il un monstre innocemment meurtrier ? De l'avis de Mifuyu, c'était la première proposition. Il ne fallait alors pas le rejeter, mais développer ses capacités innées.
Cette année-là, Fusa, au plein cœur de la guerre, donna naissance à sa troisième fille. Le prix fut immense, puisqu'il s'agit de sa vie. Du point de vue de Mifuyu, ce fut un repos bien mérité pour elle. La pauvre avait eu la malchance de grandir en période de guerre et d'enfanter trois descendants dans des hôpitaux de fortunes. La troisième lui avait demandé tant d'effort qu'elle en était morte. Bon, cela prouvait une fois encore que la voie des Ethiques n'était pas la bonne : plus que de ressentir de la compassion pour sa filles et ses petites-filles, elle n'était emplie que d'une inépuisable aversion envers sa doctrine de lâches et ceux qui l'avaient endoctrinée. Elle commença alors à développer sa technique ultime, celle qui la mènerait vers la vie éternelle.
*
An -10, n'en resta plus du tout.
L'hiver fut rude cette année-là. Non pas à cause de la guerre, qui était maintenant réduite à un simple inconfort du quotidien – bien que, comme bien souvent dans les conflits majeurs, les dernières années étaient les plus violentes – mais plutôt à cause de l'extrême vague de fraîcheur qui frappa l'Est du Sekai. Les récoltes furent bien maigres et c'est donc tout naturellement que la nature élimina les plus faibles d'entre nous. La science ne pouvait-elle donc rien y faire ? N'y avait-il pas de moyen de renforcer le métabolisme des hommes, ou de protéger les exploitations agricoles des aléas du temps ? Non, bien sûr, tout cela paraissait loin. La science était une discipline qui ne s'adressait qu'à l'homme et qui n'était pas capable de telles prouesses. C'était dommage, mais cela viendrait avec le temps.
Erena, dernière des descendants de Mifuyu, avait récupéré la garde des filles de sa sœur il y a neuf ans. Celles-ci étaient devenues des enfants en bonne santé, à la fois physique et mentale. Ce n'était pas le cas de leur tante, qui fut emportée par le froid et la faim, les laissant désormais dans les seules mains de leur terrible grand-mère. Quand elles arrivèrent d'abord dans la demeure de Mifuyu, les fillettes ne la connaissaient pas. C'était bien réciproque, puisque, éloignée de ses enfants et n'en ayant franchement rien à faire, celle qui deviendrait la Sorcière ne chercha jamais à tisser de quelconques liens avec elles.
Pourtant, une fois sous le même toit, une certaine vie commune s'installa. Loin d'être la famille parfaite, les fillettes s'attachèrent à leur grand-mère et ce, malgré son caractère difficile. Elle ne les aidait pas vraiment au quotidien, mais au contraire leur accordait cette liberté qui leur avait manqué auparavant.
*
An -6, la naissance de la Sorcière.
Ses yeux s'ouvrirent lentement. Elle entendit ses cils battre mais ne vit rien devant elle. Ah, enfin un peu de lumière. C'est flou. Merde, pourquoi c'est flou ?! Elle tenta de se redresser, mais n'y arriva pas. Ses poignets étaient encore attachés. Bordel, pourquoi l'avaient-ils attachée ? Avait-elle été victime de trahison ?
"Doucement, tout va bien. L'opération a été un succès, mais ne forcez pas. On a suivi toutes vos instructions à la lettre. Pardon pour les attaches, vous avez été prise de convulsions."
Elle entendait un bourdonnement incessant qui l'empêchait de comprendre clairement ce qui lui avait été dit. Elle était vivante, c'était déjà ça de pris. Elle ne reconnaissait ni ses mains, ni ses jambes. Le drap sur lequel elle se trouvait était entièrement couvert de sang, qui semblait également s'être déversé sur les dalles du sol. Elle pouvait voir les souliers imbibés de rouge glaçant de Fusuke, qui était en train de la libérer.
Elle revenait lentement à elle. Cela avait fonctionné, elle était finalement devenue quelqu'un d'autre ! La vieille dame venait de réaliser le rêve le plus fou qu'avait développé l'humanité, celui de la vie éternelle. Qui sait ce qu'elle accomplirait d'autres, maintenant qu'elle profitait d'une seconde vie.
Une douleur atroce la prit dans le sommet du crâne. Elle crut avoir reçu un coup, pourtant personne n'était là. Tout devint noir à nouveau. Elle perdit connaissance.
La suite des évènements, elle ne la connaissait que trop bien. Elle l'avait ressassée, encore et encore au cours des vingt dernières années. Qu'était-elle devenue ? Rien. Elle s'était terrée, avait trahi les siens puis était enfin remontée à la surface. Difficilement. Pour lui donner l'illusion qu'on lui faisait à nouveau confiance, on lui confia un rôle important au sein la Division d'Amélioration des Performances Humaines. Pendant quelques temps, cela avait fonctionné. Elle se disait : qui d'autre que moi serait capable de mener à bien cette mission ? Personne. Et elle était contente. Puis, elle avait compris que ce n'était qu'un écran de fumée : cette position était faite pour la tenir en laisse. Les progrès qu'ils effectuaient n'étaient que minimes puisque l'on ne l'autorisait pas à mener toutes ses expériences. La faute de la politique du village, qu'on lui disait.
Au bout de quelques années, elle commença enfin à récupérer sa force d'antan : c'était un processus lent, mais même sans s'en rendre compte, son cerveau la poussait à nouveau dans la direction de ses vieux penchants malsains. Elle le comprenait à présent, maintenant qu'elle était prête à franchir le pas. Les expériences menées en cachette, les assassinats secrets, les rencontres qu'elle avait faites. Elle pensait avoir été influencée par ses nouvelles relations avec Hatsumomo, Sanada et Tsume. Elle pensait que c'était eux qui allaient lui permettre de renaître.
Assise dans l'obscurité de son laboratoire, les fesses maladroitement posées sur un tabouret de bois, elle y voyait enfin plus clair. Seule la lueur de ses yeux démoniaques trahissait sa présence en ce lieu. Elle ne les avait pas attendu pour s'éveiller. Ils avaient joué un rôle important sur sa prise de décision, c'était évident, mais la machine avait été en marche bien avant qu'elle ne les voie pour la première fois. Cela avait été un processus lent et eux n'étaient qu'une étape de plus sur ce chemin tout tracé. Peut-être était-ce même cette machine qui avait forcé leur rencontre. Elle était en réalité celle qui menait leur évolution et non l'inverse. Oui, c'était bien ce qu'elle pensait. Elle ne leur enseignait pas son savoir par pure bonté d'âme, leur relation était avant tout instrumentale. Elle avait beau les apprécier et s'attacher à eux, plus même qu'elle n'avait été attachée à ses petites filles, ils étaient avant tout à ses côtés pour servir ses sombres desseins. S'ils s'opposaient à elle ou n'étaient pas à la hauteur, elle n'aurait aucune pitié à les laisser de côté, eux aussi. Ou pire, à les éliminer.
Mais quel était donc cet avenir ? Tout l'été, elle avait compris, sans toutefois être en mesure de se l'avouer explicitement, quelles étaient ses réelles intentions. La coquille vide qu'elle était il y a dix ans s'était enfin emplie d'un besoin de vengeance. Elle avait été humiliée par Leiko et toute la branche Ethique. Pis encore, ils avaient bafoué le nom des Omura, ce clan ancestral dont l'intelligence et la soif de connaissance avaient fait la reconnaissance mondiale et attiré les convoitises. Autrefois, on venait quémander leur aide. Désormais, ils étaient au service d'une entité qui ne les respectait pas même à leur juste valeur.
Son plan se traçait alors devant ses yeux sans qu'elle ne puisse rien contrôler, telle la ligne inexorable du temps, simplement guidé par sa détermination sans faille. Elle gagnerait la confiance du village. Mieux encore, celle de la Ligue, dont l'influence sur le Senkage était toute puissante. Elle n'avait pas besoin de soutien externe, simplement de ses partisans internes. Tout ce qu'elle exigeait de la Ligue et du village, c'était qu'ils ne s'opposent pas le moment venu, qu'ils détournent simplement le regard. Rien de tout cela ne les regardait. C'était à elle seule de régler cette affaire. Ensuite seulement, ils pourraient se permettre de négocier avec la Sorcière.
Avec la Sorcière, car oui, c'était à elle que reviendraient les rênes. Elle renverserait les Éthiques. Bientôt.
"Ce sera à ton tour, de m'implorer" dit-elle tout haut tandis que le visage à l'expression hypocrite de Leiko se dessinait grossièrement dans son esprit.