Le versant caché d'une vie silencieuse [Shirogane Honoka]

Je me surprenais moi-même comme si je me découvrais un peu au travers de notre échange. Ce baiser-là était d'une signification d'une toute autre nature, pour lui comme pour moi, nous, les enfants du désert. A cet instant, cela revenait à avoir mystérieusement trouvé son étoile compagne alors que l'on ne la cherchait pas, que l'on en ignorait même l'existence. Il était une partie du puzzle qui trouvait sa place avec un naturel déconcertant, me laissant presque l'énigmatique impression que dans une autre vie, nous nous étions déjà croisés voir peut-être même plus. C'était comme se connaître sans s'être rencontré, avoir peur pour l'autre sans ne jamais avoir été à ses côtés. Deux âmes, deux alter-égo. Cela me troublait. Moi. Celle qui depuis son réveil avait l'impression que le monde n'était que d'une incroyable insipidité à part quelques rares merveilles.

Pourtant, mon regard ne pouvait pas décrocher du sien. Comment nos jeux, adultes et enfantins à la fois, avaient pu nous conduire à un tel moment? Étions-nous déraisonnables à ce point pour ne pas avoir vu la limite? Je n'avais pas connu de moments plus grisants que ceux que je venais de vivre avec lui en moins de quelques heures. J'irais même jusqu'à dire les moments les plus passionnants dans ses versions les plus douloureuses et les plus suaves. Je tremblais encore rien qu'en laissant le souvenir de notre fièvre m'effleurer l'esprit, et je frémis d'autant plus lorsqu'il se rapprocha de ma bouche pour répondre à son tour à ma tendresse soudaine. Argh. Je devais m'avouer que s'il n'était pas venu le chercher, je serais venue le récupérer par moi-même, me comportant presque avec la même attitude dépendante que j'avais avec la nicotine. En plus délicieux cependant. Je supposais que je pouvais décrire mon attirance de cette façon car j'étais incapable de le faire avec des mots. Et plus l'échéance de notre séparation approchait, plus une autre impression amère me saisissait. L'idée de manque. De ne pouvoir le combler quand je le désirais, au grès de ma volonté et de mes caprices. Celle-là, je ne l'aimais pas du tout. Il me faudrait m'y résoudre pourtant.

Je profitais de ces instants dans ses bras et sous ce drap blanc à l'abri du monde. Il n'y avait que le notre qui comptait. Alors qu'il ferma les yeux quelques instants, je m'abandonnais encore à quelques réflexions, laissant ma main se promener le long de son torse, contournant les marques de ses combats en m'imaginant le genre de type qu'il avait pu croiser sur sa route vagabonde. Je finis par poser ma tête sur sa poitrine qui se gonflait à chacune de ses respirations, laissant mes paupières s'abaisser à leurs tours. J'écoutais son cœur battre et me surprenais à subitement jalouser quelques secondes l'idée qu'il avait pu battre de la même façon pour une autre, ou qu'il le ferait plus tard pour une nouvelle. Je deviendrais peut-être qu'un souvenir agréable, tumultueux, pénétrant mais qui finirait irrévocablement par s'estomper avec le temps. Une étrange angoisse qui ne me ressemblait pas réellement et pourtant, qui m'habitait dans cette étreinte là.

Je relevais légèrement la tête vers lui, l'observant dans mon mutisme en souriant malicieusement. Voilà donc la magie des poètes et des mauvais garçons? Je ne m'y aurais jamais cru aussi sensible, surtout lorsqu'il prononçait mon nom. Serais-je donc condamnée à ne plus jamais l'entendre? Si le hasard nous avait guidé sur la même route, il pourrait tout aussi décider que cela n'arriva plus jamais. Romantiquement, cela donnerait encore plus de valeur à cette aparté chimérique, plus de sens à sa préciosité.... mais je n'en voulais pas. Non. Je n'étais pas vénale, j'étais gourmande. J'étais curieuse. Je voulais connaître la suite à cette histoire, découvrir un nouveau chapitre. Qu'adviendrait-il de l'impératrice et de son gladiateur? Mais ça, c'était ce que je désirais moi, mon égoïsme, mon caprice. Que voulait-il lui? Parce qu'après tout, nous pourrions nous contenter simplement de ce moment, comme tous les autres moments dans nos vies antérieures. Lui le maraudeur suivrait sa route, moi l'insolente continuerait de me jouer avec impudence du monde qui m'entourait. Seulement maintenant que j'avais goûté une part du gâteau, j'en voulais une nouvelle bouchée.

Lentement, ma main remonta jusqu'à son visage et j'effleurais de mes doigts ses lèvres comme pour lui signifier que j'avais quelques intentions à son encontre. Je quittais ma position pour m'accouder à ses côtés, le fixant avec un regard joueur et un grand sourire.

" Je dois t'avouer... que j'apprécie énormément tes talents, maraudeur. Mais je sais que le temps va bientôt nous manquer et que je ne pourrais les mettre éternellement à l'épreuve. Cependant.... je voudrais te proposer un petit jeu. "

L'esquisse sur mon visage s'agrandit.

" Tu es un grand maître des mots et je suis une spectatrice dès plus insatiable. Je voudrais connaître le prochain chapitre de l'histoire de l'impératrice et de son champion. Aujourd'hui, tu m'as offert le premier acte de cet œuvre, mais une pièce se dépeint en cinq mouvements. "

Mon sourire devint malicieux alors que mes doigts se promenèrent sur son poitrail.

" Que dirais-tu de répondre à mon énigme afin de pouvoir écrire la suite? Il y aurait bien entendu une récompense à la clef. "

Je le regardais toujours avec amusement, espérant qu'il se prêta au jeu ou qu'il se laisserait intriguer. Une fois assurée de sa réceptivité, je me permis d'en dévoiler un peu plus sur mon projet.

" Le sekai sera notre terrain de jeu et le temps notre ennemi. Mon énigme sera la seule chose qui pourra te conduire jusqu'à moi... si tu le veux. Mais je ne t'apparaîtrais qu'à un seul moment. Et pour toute cette peine, je t'offrirais tout pouvoir sur moi. Tu seras ma loi et mon maître pour une journée entière comme toi tu fus mon champion en ce jour. Je te serais entièrement dévolue. "

Pour appuyer mon propos sans équivoque, je m'approchais de lui pour effleurer ses lèvres de mon souffle.... avant de me mettre à rire.

" Es-tu près à relever le défi? "

Un jeu de piste et un gain qui n'avait pas de prix. Peut-être que je m'estimais subitement un peu trop, peut-être qu'il n'y verrait aucun intérêt. Dans le pire des cas, cela ne me vaudra qu'une balade agréable et la désillusion d'avoir pu peut-être compter. Dans le meilleur, je me surprendrais à découvrir de nouvelles facettes de Genjiro et à travers lui, de moi-même sans aucun doute.

" Je me tiendrais dissimulée sous l'ombre de la neuvième lune
Là où l'on raconte qu'une créature de flamme se serait endormie.
Perdue dans les vallons de roche et de pierre,
Je demeurerais silencieuse dans sa tanière.

Suis la direction de la plus seule de ses dunes
Jusqu'à ce que tes pas sentinelles te mènent à sa rivière jolie.
L'impératrice aura laissé pour toi sa couronne et sa fortune,
Au profit d'un refuge qui à ses yeux n'a pas de prix. "

Le jeu était à présent posé, les règles étaient données. A voir si Genjiro serait de la partie... mais je le devinais à son sourire. Il était joueur au même titre que moi. Pourtant, dans son regard - et quelques part au fond du mien - nous savions qu'il nous était impossible de prédire si nous pourrions réellement aller jusqu'au bout de part les raisons du tumultes de nos vies shinobis. Nous pouvions mourir demain... ou bien à l'aube de l'échéance. Peut-être pourrais-je changer d'avis et ne viendrait pas à notre rendez-vous ou bien serait-ce son cas à lui. Cependant ce jeu était de la même nature que les promesses complices, une sorte de bouée qui sauvait un peu nos âmes de l'océan de violence dans lequel on évoluait. Il y avait quelque chose de surprenamment agréable dans la pensée que nous pourrions une nouvelle fois nous couper du monde.

Du coup, je ne guettais pas réellement de réponse de sa part et je me lovais simplement une dernière fois dans ces bras. C'était carrément lâche de ma part, comme si je ne voulais finalement pas savoir ses intentions alors que jusque là, on ne pouvait pas dire qu'il ne s'était pas montré honnête. Peur d'être déçue? Peut-être. Je préférais en profiter au maximum finalement, de vivre uniquement ce présent là jusqu'à m'y endormir. Il fallait dire qu'on fut tous les deux rapidement frapper par la harpe de Morphée. On avait mené un rude combat après tout.

Notre sommeil dura sans doute plusieurs heures jusqu'à ce que les derniers rayons du soleil me chatouillèrent en s'invitant dans les interstices des voilages. Genjiro était toujours assoupie quand j'ouvris les yeux et je me surpris à le contempler quelques secondes en souriant. Il fallait que je me barre. Cela m'emmerdait de prendre la poudre d'escampette de cette façon mais je pensais que ni lui ni moi étions fait pour les au-revoir... ou les adieux. Je m'écartais de lui avec une pointe de regret, allant jusqu'à lui remettre le drap convenablement sur lui. Ouais je sais... c'était... ça faisait un peu sentimental. J'étais pas non plus une bête!

Je repartie sous la tente, récupérant mes affaires éparpillées tout en me montrant précautionneuse pour ne pas le réveiller - mais peut-être l'était-il déjà et qu'il était comme moi, pas fait pour la grandiloquence des saluts dont on ne savait pas si c'était les derniers. Mais au moment où j'allais vraiment partir, je fis quelques pas en arrière pour me tenir devant Zetsubo, sa marionnette autonome qui m'avait tant fascinée. Là, je pris subitement mon calepin pour écrire un message que je glissais dans une des mains de cette dernière alors que dans l'autre, avec un sourire amusée, je lui abandonnais mon soutien-gorge - parce que j'avais de l'humour. Au passage, je me permis aussi de piquer une bricole dans son sac puisqu'à la base, je l'avais suivi pour ça : un bras mécanique avec un système d'armes de jets différents de ce que j'avais l'habitude d'utiliser. Il ne m'en voudrait sans doute pas et il n'aurait qu'à me retrouver pour les ryos que cela coûterait. Puis aussitôt je filais, un petit sourire aux lèvres alors que mon regard lui était déjà empli d'une certaine nostalgie qu'il me fallut effacer en fumant une nouvelle cigarette, sans tourner la tête en arrière. Ce que j'avais écrit? Bande de petit curieux.