La nouvelle recrue - PV Tadake Yurikô

Ce matin-là, et pour la première fois depuis fort longtemps, Uchiha Shishio s’était réveillé de bonne humeur.

Un messager du bureau du Hokage était venu l’informer, la veille, que la demande de mutation soumise par son père avait été acceptée par tous les partis concernés. À compter de ce jour, il n’était officiellement plus un membre de la police militaire Uchiha, cette même organisation froide et violente qui lui avait mené la vie dure pendant deux années, s’accompagnant de passages à tabac réguliers et d’insultes constantes. Son statut de métisse, de métisse sans talent qui plus est, lui interdisait de vivre une vie paisible au sein de son propre clan ; les arrogants porteurs de l’éventail détestaient l’idée de porter le même nom que cet échec sur pattes. Devant ses parents, il avait joué le jeu et simulé la déception suite à la nouvelle ; sauter de joie aurait été mal vu. Shishio savait que, pour son père, cette mutation était un échec de plus : il lui était impossible de rester dans la police militaire parce qu’il était trop faible, trop inadéquat. Cependant, la sensation habituellement écrasante de la déception de son père pesant sur ses épaules ne suffit pas à abattre le jeune ninja, cette fois-ci : il échappait enfin à cette galère.

Se dirigeant vers la petite table qui trônait au centre de sa chambre, il se saisit du rouleau scellé et de la note qu’on lui avait laissée la veille. Le premier était pour sa nouvelle supérieure hiérarchique, Tadake Yurikô, qui aurait aussi pour mission de le former aux arts ninjas ; la deuxième était pour lui, indiquant simplement l’adresse où il était supposé la trouver en fin de matinée. Il hésita un instant sur la façon dont il devait s’habiller : arborer les armoiries du clan était-il la norme au sein de l’armée régulière ? S’il avait eu le malheur de ne pas les porter lors d’une journée de service dans la police militaire, il se serait fait immédiatement renvoyer chez lui pour se changer, il en était certain. La soudaine réalisation qu’il manquait cruellement de renseignement sur le comportement à adopter en tant que ninja de Konoha ne tarda pas à faire s’écrouler le peu de confiance avec lequel il s’était réveillé ; c’est finalement avec un regard fatigué et une tenue ornée de l’éventail bicolore sur le dos qu’il sortit finalement de sa chambre. Agrippant un sac à dos, il y rangea son équipement ninja en vrac avant de resserrer le bandeau portant l’insigne de Konoha qui recouvrait son front.

Profitant de l’heure matinale pour quitter le domicile familial avant de croiser ses parents, Shishio se jeta à l’extérieur, marchant rapidement à travers les rues du domaine du clan, désireux de s’en éloigner aussi vite que possible. Alors qu’il approchait de la porte de celui-ci, il croisa - à son grand dam - un autre shinobi, un homme qui avait été son camarade au sein de la police militaire.

“Tâche de ne pas nous humilier encore plus que tu ne l’as déjà fait, demi-sang.”

Shishio se crispa et, les yeux fixés sur le sol, le dépassa sans répondre. Il put sentir une goutte de sueur froide couler le long de sa nuque, mais l’homme ne semblait pas avoir décidé de lui accorder quoi que ce soit d’autres qu’une remarque froide. Pressant encore le pas, le jeune ninja quitta le domaine pour s’aventurer dans les rues du village de Konoha, suivant les instructions sur sa note pour se rapprocher du centre ville.

C’est pas très ninja, ça, fut la première remarque qui lui traversa la tête en découvrant le salon de thé.

On lui avait dit que les ninjas du village et ceux du clan Uchiha avaient un fonctionnement légèrement différent, oui ; de là à ce qu’il aille déranger la jonin au service de laquelle il entrait aujourd’hui pendant son jour de repos, dans son salon de thé favori… Il y avait un fossé. Se débarrassant de ses sandales en entrant, il laissa celles-ci et son sac à dos à proximité de l’entrée. Le poing serré sur le rouleau scellé, il commençait à sentir le stress monter. Il s’était tant focalisé sur l’idée de s’éloigner du clan Uchiha qu’il n’avait même pas réfléchi, jusqu’alors, à ce dans quoi il mettait les pieds. Sa formatrice ferait-elle partie des nombreux villageois pleins de haine et de jalousie envers son clan ? Il ne pouvait pas exclure cette possibilité ; s’il tombait à nouveau sur une équipe qui se décidait à passer ses nerfs sur lui à la première occasion, il serait dans de beaux draps. Il envisagea presque de faire demi-tour pendant un instant, préférant un danger connu à une source d’incertitudes, avant de se ressaisir.

Il n’avait pas subi si longtemps, ni fait ce chemin, pour s’enfuir avant même de rencontrer la kunoichi.

La tête aussi haute que son inquiétude grandissante le lui permettait, il s’avança dans le salon de thé, s’inclinant bien bas devant la vieille dame qui semblait en être la tenancière.

“Je suis venu rencontrer Tadake Yurikô. Pourriez-vous la faire mander ? Mon nom est Uchiha Shishio, je suis envoyé par le bureau du Hokage.”

L’angoisse se refermait sur son coeur comme une poigne glaciale tandis qu’il observait la petite vieille traîner son corps frêle dans le couloir, s’approchant doucement de l’une des portes de papier qui permettaient d’offrir l’intimité d’un petit salon à chacun des clients de l’établissement. Sa main s’était tant serrée sur le rouleau qu’il commençait à en froisser l’extérieur, pour être parfaitement franc. Ses yeux noirs fixés sur le couloir, il n’attendait qu’une invitation pour rejoindre la kunoichi dans la pièce où elle dégustait sans doute déjà son thé.

La première pensée qui traversa l’esprit de Shishio alors qu’il découvrait pour la première fois Tadake Yurikô fut qu’elle était tant assortie au lieu de rendez-vous que c’en était étrange. Le salon de thé dégageait une aura de sérénité distinguée ; c’était le genre d’endroits dans lesquels on n’osait pas faire de bruit, comme ces salles d’attente ou ces musées où l’on chuchote sans vraiment savoir pourquoi. La femme qui l’invitait à s’asseoir avait le même effet sur lui ; sans savoir quoi que ce soit sur elle, le jeune garçon eut tout de suite l’instinct de s’incliner respectueusement pour la remercier de son invitation. Le ton de sa voix et les mots qu’elle employait étaient doux et amicaux, mais il les obéit plus rapidement qu’il n’aurait suivi des ordres aboyés par un supérieur peu commode.

Face à Yurikô, le jeune Uchiha se sentait quelque peu embarrassé. Ne sachant comment se présenter devant elle, il portait la tenue habituelle des ninjas à l’éventail. La seule coquetterie que les membres du clan s’autorisaient était la présence de leurs armoiries sur leur dos, affichant fièrement leur appartenance ; en voyant l’élégant kimono de la Jonin, Shishio avait l’impression de porter de vulgaires haillons. Il porta la main au bandeau renforcé qui enserrait son front et la sensation de porter un uniforme, face à elle qui était si majestueuse en civil, le piqua comme une aiguille entre les côtes. D’un geste rapide de la main, il dénoua le bandeau, s’alignant comme il le pouvait sur la ligne de conduite de la kunoichi expérimentée. Libérés, certains de ses cheveux tombèrent sur son front, sans cacher l’intense tâche de vin pourpre qui décorait le côté gauche de celui-ci.

Suivant l’invitation de sa supérieure, il s’agenouilla sur les coussins pourpre, en face d’elle, et déposa son bandeau frontal sur ses genoux. Il sentit l’eau lui monter à la bouche tandis que les arômes de thé vert s’échappaient de la tasse en terre cuite pour parvenir à ses narines. Il ne se serait pas décrit comme un grand amateur de thé, mais cette odeur lui faisait remettre en question cet état de faits. Bien malgré lui, il se sentait profondément mal à l’aise en recevant l’accueil chaleureux de Yurikô ; il n’était pas habitué à ce qu’on lui parle avec sympathie et encore moins avec douceur. Une petite voix nasillarde, dans sa tête, lui souffla qu’elle ne devait pas savoir grand chose de ses échecs ; sans doute la Jonin pensait-elle recevoir un petit prodige du clan Uchiha pour décorer son équipe, trop talentueux pour que le village ne l’autorise à rester dans la police militaire.

Son sourire fondra sans doute tout aussi vite que son opinion de moi, se dit-il.

À travers ce prisme, tout était beaucoup plus logique : la kunoichi voulait simplement mettre dans de bonnes dispositions un jeune ninja prometteur dont les exploits futurs flatteraient sa propre réputation. Après l’avoir vu à l’oeuvre, elle serait alors comme tous les autres - déçue, sans doute en colère. Shishio intima mentalement à son odorat de ne pas trop s’habituer à l’odeur accueillante du salon de thé.

“Je vous remercie infiniment pour le thé, Yurikô-sensei,” répondit Shishio sobrement. S’il profitait ouvertement de la chaleur apparente de la femme ninja, le revers de la médaille ne serait que plus brutal. Il se saisit de la tasse en terre cuite et s’offrit une gorgée - non sans se brûler la langue. Reposant rapidement la tasse encore fumante, il fit de son mieux pour cacher son embarras, feignant de tousser dans ses mains pour exposer sa langue à l’air frais du salon. “Je vous apporte les ordres du Hokage me concernant.” Une formalité, rien de plus : les détails de son affectation à l’équipe de Tadake Yurikô, qui prenait effet à compter de ce jour, couchées sur un rouleau de parchemin et accompagnées du tampon officiel du Hokage. Ce qu’elle avait déjà entendu de vive voix, elle en recevait une preuve écrite, identique à celle reçue par le chef de la police militaire Uchiha.

Il se saisit du rouleau sombre qui lui avait été confié et le posa soigneusement au centre de la table, inclinant la tête en un geste d’offrande. Tandis qu’il éloignait ses mains du rouleau, il vit les marques de doigt créées par la pression de son poing quelques minutes plus tôt. Le texte serait encore lisible, bien sûr, mais déforma par endroit, et le support si lisse perdait de son esthétique. Mortifié, il leva doucement les yeux vers Yurikô, scrutant son visage en attendant sa réaction. La voilà, pensa-t-il, la première preuve qu’elle a reçu un balourd sans égal. Il ne recula pas sa tête d’au-dessus de la table ; si la belle femme avait les même préférences que les officiers de la police militaire Uchiha, reculer ne ferait qu'aggraver les choses. Ses épaules crispées, cependant, trahissaient les pensées de Shishio - il s’attendait à ce qu’à tout instant une main féminine se pose sur l’arrière de son crâne pour lui éclater le nez contre la table.

Les sueurs froides s’accumulaient déjà sur son front ; lui qui pensait avoir gagné quelques jours, peut-être même quelques semaines de répit en tombant sur une Jonin qui ne savait rien de lui, il avait fallu que le stress le trahisse dans les premières minutes de leur rencontre. Il déglutit difficilement et se força à ouvrir la bouche, ramenant son regard vers la table, n’osant pas la regarder en face.

“Il… Il semblerait que j’ai froissé le rouleau en le transportant, Yurikô-sensei. Je-je vous prie d’accepter mes plus plates excuses pour cette maladresse.” S’il était parvenu à garder une respiration calme et mesurée, il avait l’impression que son coeur allait briser ses côtes tant il battait la chamade.

Les yeux grand ouverts, Shishio fixait la table, préparé mentalement à ce que celle-ci se rapproche à grande vitesse de son visage dès que Yurikô aurait décidé de céder à la colère qu’il avait sans nulle doute provoquée en abimant ainsi le rouleau officiel signé par le Hokage. Il savait très bien comment cette journée aurait fini s’il avait commis une gaffe comme celle-ci avec un document à remettre à un officier de la police militaire : un nez en sang et quelques côtes fêlées, pour graver la leçon dans sa chair et ses os. Du coin de l’oeil, il pouvait voir les mouvements lents des mains de la Jonin, qui déplaçait lentement le rouleau sur le côté de la table. La douceur de ses gestes lui faisait presque physiquement mal ; il était intimement persuadé de n’assister qu’au calme avant la tempête. Pourtant, quand les doigts fins se dirigèrent finalement vers lui, ils ne firent que saisir son menton, relevant doucement son regard vers celui de Yurikô. Shishio était perdu ; il s’attendait à se faire discipliner dans les règles de l’art, mais il ne voyait là qu’un sourire chaleureux. Le décalage impossible entre ses attentes et ce qu’il voyait provoquait un intense sentiment de malaise dans son crâne et lui serrait le coeur. Il aurait presque préféré qu’elle le frappe ; un danger connu, prévisible, qu’il aurait petit à petit appris à éviter. Cela aurait été bien plus rassurant que cet inconnu total auquel il faisait face ; sa conception de la clémence, jusqu'ici, s’était toujours limitée à une absence de coups. La gentillesse dont la kunoichi faisait preuve ne rentrait pas dans son répertoire ; il était bien incapable d’y comprendre quoi que ce soit.

Il se redressa progressivement, se forçant à écouter chacun des mots qu’elle prononçait. Il avait l’impression que sa voix était étouffée, comme si les oreilles de Shishio trouvaient cette situation tellement étrangère qu’elles tentaient de la repousser et de l’ignorer, d’enfermer à nouveau le garçon dans un silence paisible et familier. Ses tripes se nouaient un peu plus à chaque phrase, son corps tout entier rejetant la possibilité que sa situation s’était véritablement améliorée.

Shishio avait toujours cru que le clan Uchiha était une reproduction à l’échelle du monde shinobi. Jamais son esprit n’avait été traversé par l’idée folle qu’il suffisait de sortir des limites du domaine du clan pour trouver des mentalités aussi différentes, encore moins chez des ninjas expérimentés. La gorge serrée, il tenta d’avaler un peu de thé, se faisant physiquement mal pour faire descendre le doux liquide dans son corps. Entendre la belle femme lui dire qu’elle croyait en lui le heurtait avec plus de force qu’il ne l’aurait jamais cru. Une part de lui voulait se convaincre que c’était de la joie qu’il ressentait ; qu’il souffrait simplement comme on souffre en voyant le soleil après des années passées dans l’obscurité. Mais à cette petite voix chantante, une autre, plus cynique, rétorquait qu’il ne faisait que souffrir par anticipation. Son coeur se préparait déjà à encaisser la violence du regard déçu et blasé de cette femme qui voulait croire en lui, lorsqu’elle aurait vu qu’il était une cause perdue. Bien malgré lui, il sentit les larmes s’accumuler dans ses yeux, prêtes à déborder, quand Tadake Yurikô lui tendit une main secourable.

Sous le choc du discours, il faillit bien la prendre sans réfléchir ; son bras droit tressaillit, prêt à se lever. Serrer cette main, c’était accepter que la Jonin avait raison : c’était croire qu’il pouvait progresser et devenir un ninja digne de ce nom et s’en remettre à elle. Si je lui serre la main, pensait Shishio, je deviens sa responsabilité. Ses prochains échecs pèseraient sur le dos de Tadake Yurikô, autant que sur le sien. Avant que les premières larmes ne s’échappent du bord de ses yeux, il eut un mouvement de recul et s’inclina bas, déposant son front sur le tatami, devant la table basse, plié en position de prière.

De cette façon, elle ne pourrait pas voir son visage. Et surtout, pour de simples raisons d’étiquette, une posture de soumission était la seule issue pour refuser cette poignée de main sans manquer de respect à la Jonin.

“Je vous remercie par avance de votre tutelle, Yurikô-sensei.” Il inspira difficilement, s’efforçant de ne pas laisser le moindre sanglot transparaître dans sa voix - lui qui était d’habitude si fort pour dissimuler ses émotions et paraître machinal en toutes circonstances devait mobiliser toute sa volonté pour ne pas pleurer à gros sanglots. “J’ai cependant une requête. C’est avec toute ma bonne foi et toutes mes capacités que je me met à votre service ; je suivrai vos ordres de mon mieux et accomplirai les tâches que vous m’assignerez dans la mesure de mes capacités. En revanche, je vous demande sincèrement de ne pas croire en moi.”

Il fit une pause pour réguler sa respiration, sentant que sa voix ne tarderait pas à être engloutie par l’émotion s’il ne s’arrêtait pas quelques secondes. Avant qu’elle n’ait le temps de lui répondre, cependant, il reprit de plus belle.

“Je n’ai ni talent ni potentiel caché et n’ai sans doute aucun avenir en tant que ninja. Mes précédents supérieurs et formateurs pourront vous le confirmer. J’ignore pour quelle raison la hiérarchie du village a cru bon de vous punir en me plaçant sous vos ordres ; je vous prie de vous débarrasser de toute illusion à mon sujet au plus vite.” Sa sincérité soudaine avait achevé de lui briser la voix et, malgré ses efforts, plusieurs tâches humides apparaissaient sur le tatami. “Je préfère vous épargner l’inévitable frustration de chercher à me faire progresser. C’est peine perdue. Les méthodes n’ont rien à voir là-dedans ; peu importent l’eau avec laquelle vous l’arrosez et la terre dans laquelle vous la semez : une pierre ne poussera jamais.”

Il avait bien conscience qu’il s’acharnait à brûler le dernier pont qui lui restait. Mais, persuadé qu’il était que cet espoir était condamné à s’effondrer trop ou tard, il préférait le détruire par lui-même. Quelle était l’autre alternative ? Traverser le pont, et choir alors qu’il se trouvait au beau milieu de celui-ci ? Voir le regard d’une personne de plus changer quand la confiance de Yurikô en lui finirait par s’éteindre ? Il n’était pas sûr que son coeur puisse y résister. Mieux valait y mettre fin lui-même, avant de se surprendre à y croire, lui aussi. Rien de bon n’en ressortirait.

Après avoir terminé sa tirade d'apitoiement, Shishio reprenait son souffle, laissant la honte d’avoir ainsi exposé son coeur et ses doutes à une inconnue envahir son corps petit à petit. Ses sanglots se calmaient et ses joues rougissaient de concert ; si ses larmes coulaient toujours, il était nettement plus stable après avoir fini de parler. Il prit une inspiration tremblante, prêt à recevoir les moqueries et le dégoût de Tadake Yurikô. À l’idée qu’il avait finalement repoussé cette main secourable - sans doute la dernière qui lui serait jamais tendue - une pointe de regret lui perçait le coeur, mais il savait qu’il en allait mieux ainsi. Il se devait d’être honnête avec elle ; elle ne méritait pas de se retrouver avec un tel boulet accroché à la cheville sans en être prévenue. Il ferma les yeux douloureusement, laissant de nouvelles larmes glisser sur son visage vers le sol, préparant sa psyché à recevoir une énième humiliation de plein fouet.

"Tu m'as l'air bien sûr de toi en affirmant que tu ne possèdes aucun talent."

Les yeux du garçon s'ouvrirent aussitôt. Une fois de plus, Yurikô semblait déterminée à le prendre par surprise. Sans que Shishio ne l’entende se déplacer, elle s’était agenouillée à ses côtés et, du bout de ses doigts fin, l’amena doucement à se redresser et à regarder en face de lui. Sa gestuelle rappelait au jeune Uchiha sa petite enfance ; bien avant que sa mère ne se résigne à ce que son fils ne soit jamais qu’une déception, elle avait eu des gestes d’une tendresse similaire à son égard, dégageant les cheveux qui traînaient sur son front ou essuyant les traces de nourriture sur ses joues. L’adolescent désespéré, confronté à une soudaine réminiscence des années de sourires et de rires d’enfant qu’il avait oubliées, ne sut comment réagir.

Les yeux rougis et rendus humides par les sanglots, la bouche entrouverte par la surprise, Shishio tourna lentement la tête vers la Jonin, bien incapable de faire autre chose que de l’écouter. Plus il écoutait la voix douce de son aînée et plus il souhaitait y croire aveuglément ; si elle avait parlé de quoi que ce soit d’autre que du potentiel du garçon, il aurait immédiatement acquiescé et l’aurait tenu pour parole d’évangile, sans douter de la véracité de ce qu’elle disait. Comment une femme si belle, si douce, aurait-elle pu dire quoi que ce soit d’autre que la pure vérité ?

Le sourire de la kunoichi le perturbait particulièrement. Il était habitué à voir les rictus moqueurs qui s’ouvraient dans la joue des Uchiha comme un croissant de lune dans un ciel narquois. Les sourires étaient, dans le clan, une arme comme une autre : un Uchiha sourit pour faire croire à son adversaire qu’il contrôle chaque aspect de la situation de chaque combat, pour l’effrayer et lui faire perdre sa concentration. Il sourit pour afficher sa supériorité, pour écraser son ennemi plus encore et lui faire regretter de s’être jamais dressé contre le clan Uchiha. Mais le sourire de Yurikô n’avait rien d’un croissant de lune : elle rayonnait, solaire, ne dégageant rien de plus que de la gentillesse à l’état brut. Elle n’avait cessé de sourire au garçon, mais pas une fois il n’y avait vu la moindre trace de l’humiliation à laquelle il s’attendait tant. La petite voix nasillarde qui se chargeait de lui rappeler sa place à chaque bouffée d’espoir avait de plus en plus de mal à se faire entendre dans l’esprit de Shishio : bien malgré lui, il ne pouvait s’empêcher de suivre le conseil de Yurikô. Il était bien incapable de croire en lui, mais - un peu plus à chaque mot qu’elle prononçait - il commençait à croire en elle.

"Tu sais, Shishio-san, tu devrais d'abord réfléchir à l'idée de comment devenir un bon shinobi, et non un bon Uchiha."

La Jonin était retournée de l’autre côté de la table, mais son influence sur l’humeur de Shishio n’avait pas diminué. Trop étranger à la façon dont elle le traitait pour la repousser ou l’ignorer, il écoutait sa supérieure religieusement, gravant dans son esprit chacun de ses mots comme autant de maximes de vie. Elle ouvrait des portes qu’il n’avait jamais envisagées ; être un bon Uchiha et être un bon shinobi, n’était-ce pas la même chose ? Le clan à l’éventail trônait au sommet de tous, brillant par ses exploits guerriers et sa force arrogante. Assurément, ils devaient être un modèle que chaque ninja suivait, envieux et admiratif du clan aux pupilles écarlates. Pourtant, elle refuse leur voie, pensa Shishio, et elle est devenue Jonin de Konoha. Yurikô était-elle l’exception qui confirmait la règle des Uchiha ?

Ou bien Shishio avait-il tort depuis le début ?

Il fut surpris d’entendre l’histoire d’un shinobi aveugle. Il n’en avait jamais entendu parler ; à la réflexion, cependant, il comprenait pourquoi les partisans du clan Uchiha préféraient éviter d’ébruiter l’histoire d’un tel homme. Le clan au Sharingan, reconnaissant quelqu’un devenant un ninja à part entière sans le sens de la vue ? Cela serait bien trop vexant.

Si un homme aveugle avait pu devenir un shinobi, ne le pouvait-il pas, lui aussi ? Ne sois pas idiot. Il est sans doute bien meilleur que toi sur tous les autres plans. Yurikô avait vu son frère évoluer, et pourtant elle le comparait à Shishio, maintenant qu’elle l’observait. Elle essaie juste de te rassurer pour se donner raison. Il n’y a aucun lien entre lui et toi ; il est un shinobi exemplaire qui a surmonté son handicap, et toi tu n’es qu’un raté. Arrête de te faire des idées, tu ne seras que plus déçu à l’arrivée.

"Ce qui te paraît impossible aujourd'hui ne le sera peut-être plus demain."

Soit, crois en elle. Le moment venu, j’espère que tu savoureras ton nouvel échec, Uchiha Shishio.

“Vous… Vous semblez déterminée à ne pas me laisser en arrière, Yurikô-sensei.”

Décidant, pour la première fois, d’ignorer les remarques acerbes de la voix nasillarde, Shishio porta le bras droit devant son visage, essuyant les dernières larmes qui subsistaient dans ses yeux et sur ses joues. Il laissa échapper un petit rire nerveux, tentant d’effacer la gêne qu’il ressentait à l’idée d’avoir ainsi pleuré devant elle au cours de leur première rencontre, se mordant l’intérieur de la joue pour s’aider à reprendre contenance.

“Je suis un trouillard sans talent. Je n’apprends pas de nouvelles techniques rapidement et je ne suis pas spécialement doué pour tirer le meilleur de celles dont je dispose,” commença le garçon. Malgré ce qu’il avançait, sa voix semblait plus légère que précédemment ; il annonçait ses défauts comme s’il s’agissait d’une simple vérité qui ne l’affectait pas. “Au cours de missions en groupe, il est probable que vous me considériez vite comme un poids mort. Mais ce n’est pas par manque de discipline que je péche. Si la Jonin au service de laquelle Maître Hokage m’a placé refuse de me laisser être un shinobi inutile et sans avenir, alors… Alors je suppose que je ne peux que faire de mon mieux pour lui obéir.”

Il avait beau faire le malin, s'accordant même un petit sourire pour accompagner sa pieuse résolution, Shishio savait pertinemment que cette détermination nouvelle fondrait comme neige au soleil au premier obstacle rencontré. Les gens ne changent pas en un claquement de doigts ; aussi beau soit-il, le discours de Yurikô ne restait qu'un événement isolé au beau milieu d'une vie d'échecs et d'humiliations. Le début de confiance qu'elle avait insufflé en Shishio était comme un château de cartes, tout prêt à s'effondrer. Et pourtant - c'était plus que ce que le jeune garçon avait jamais eu. Il voulait sincèrement donner raison à la belle femme qui lui avait déclaré avec douceur et confiance qu'il pouvait changer… Ne serait-ce que pour la voir sourire de nouveau.

Décidément, la façon que Yurikô avait de chercher systématiquement à complimenter Shishio et à trouver des bons points dans tous les défauts qu’il avançait avait quelque chose de perturbant. Bien qu’il ait fait le choix de s’ouvrir à la demoiselle et qu’il ressentait déjà un puissant besoin de la suivre dans sa démarche pour le rendre plus fort, au moins mentalement, cette douche de compliments était bien trop inhabituelle pour lui. Elle avait le don de lui serrer la gorge ; son incapacité à la croire et à prendre sa foi en lui au pied de la lettre ne le rendait que trop conscient du cruel manque de confiance en lui dont il souffrait. Les nombreuses années à n’entendre que des reproches l’empêchaient d’accepter des flatteries aussi gratuites : il ne pouvait s’empêcher de se dire que, une fois que la Jonin l’aurait vu en action, elle changerait rapidement d’avis sur sa personne.

Malgré ce qu’elle disait, il restait convaincu que sa couardise, qui le paralysait en face du danger, était bien plus dangereuse qu’avantageuse pour un ninja. Il ne souhaitait cependant pas la contredire ; d’un point de vue objectif, elle était bien mieux placée que lui pour énoncer quelles étaient les caractéristiques nécessaires pour devenir un grand shinobi. En outre, Shishio commençait à comprendre à qui il avait affaire ; elle n’avait pas l’intention de le laisser dire plus de mal de lui-même devant elle et rejetait chacune de ses plaintes avec un sourire empli de douceur. Il n’avait, de toute évidence, aucune chance quand il s’agissait de débattre avec Tadake Yurikô : il était bien trop sensible au charme avec lequel elle cherchait chacun de ses bons côtés pour lui refuser le dernier mot. Il se contenta donc d’un petit sourire timide et se plongea dans son thé, écoutant attentivement les leçons de la kunoichi. Après tout, s’il était persuadé que leur collaboration future prouverait à la jeune femme qu’elle se trompait sur son compte, son nouvel espoir le forçait à prendre en compte qu’elle avait peut-être raison et que lui, Shishio, réaliserait qu’il s’était trompé sur son propre compte tôt ou tard. Il ne voyait pas par quelle sorcellerie il pourrait gagner en force de façon si fulgurante, mais il se devait de laisser à cette nouvelle perspective d’avenir au moins le bénéfice du doute.

Il leva la tête en voyant sa formatrice se lever et se placer à ses côtés, l’invitant à faire de même.

"Shishio-san? Accepterais-tu d'être au bras de ta nouvelle senseï afin de l'accompagner se promener? Et n'y voit pas là un ordre, seulement un souhait."

Le jeune Uchiha se leva rapidement. C’était la première fois qu’il la voyait véritablement debout - il était trop concentré sur le sol, précédemment, pour la voir approcher. Elle était grande, pour une femme, se dit-il ; nettement plus grande que lui en tout cas. Il en ressentit une pointe de gêne, se sentant un peu ridicule alors qu’il passait son bras sous celui de la kunoichi, faisant de son mieux pour ne pas la tirer vers le bas. En s’approchant ainsi, il fut frappé par le parfum qu’elle dégageait ; les ninjas ont rarement le temps pour la coquetterie, mais la senteur florale de la demoiselle Tadake était rien moins qu’enivrante. Il se demanda un instant si toute l’apparence de Yurikô, de son sourire chaleureux à son parfum grisant, en passant par son visage de porcelaine, était étudiée pour charmer les hommes qu’elle croisait. Il avait été prévenu que certaines kunoichi jouaient amplement de leurs charmes pour séduire leurs cibles et ainsi facilement obtenir des informations précieuses. Il la regarda en coin ainsi, ne voulant pas montrer qu’il cherchait à voir la moindre trace d’un masque métaphorique, tandis que le couple improbable marchait jusqu’à la porte du salon de thé. Il finit par décréter dans son propre esprit qu’elle était naturellement ainsi ; tout dans son comportement respirait la sincérité et, si c’était un acte, il devait bien admettre qu’il n’y voyait que du feu.

Il ignorait combien de temps leur conversation dans le salon de thé avait duré ; elle lui paraissait courte, mais sa crise de larmes lui avait fait perdre le fil du temps. En tout cas, la rue lui semblait nettement plus vivante qu’à son entrée dans le salon ; de nombreux passants la remplissaient, provoquant une certaine cacophonie dans l’environnement qui était loin de lui plaire. Il eut un léger mouvement de recul, bien involontaire, quand cet éclatement de bruits et de lumière lui agressa les sens. Tournant la tête vers Yurikô, il chercha un instant ses mots, ne sachant trop que proposer ; elle avait dit vouloir se promener avec lui, mais le jeune garçon, ayant l’habitude de se terrer chez lui dès qu’il en avait l’occasion, ne savait absolument pas où se diriger pour une marche agréable. Après s’être trituré l’esprit - en vain - pendant quelques secondes, il finit par abandonner l’idée d’être l’instigateur de la sortie.

“Souhaitez-vous vous rendre à un endroit en particulier, Yurikô-sensei ? Je… Je n’ai pas pour habitude de me promener dans le village et, bien que j’y ai vécu toute ma vie, je suis plus familier avec ses toits qu’avec ses rues.”

Par habitude, il inclina la tête en parlant ainsi, s’excusant pour son manque de connaissance de Konoha. Shishio aurait sincèrement préféré prendre l’initiative de cette nouvelle activité, ne serait-ce que pour impressionner Tadake Yurikô par son soudain intérêt pour quelque chose, même s’il ne s’agissait pas des arts ninjas. Rien qu’à envisager les choses sous cet angle, il sentait un nouveau coup de barre monter, et une boue abattue s’imposa sur son visage - un défaitiste jusqu’au bout.

Shishio tiqua en entendant parler d’un de ses “futurs coéquipiers”. Il se doutait qu’être intégré à l’armée régulière de Konoha impliquait aussi de se retrouver dans l’une de ses classiques équipes à quatre personnes, mais une part de lui espérait qu’il ne serait pas confronté à une telle foule dès le départ. D’autant plus maintenant qu’il avait rencontré Yurikô, la tête de l’équipe en question : sa présence avait quelque chose d’apaisante et, sans formuler cette pensée jusqu’à présent, il avait peut-être espéré pouvoir travailler en duo avec elle pendant quelques temps. S’habituer au travail de ninja classique avant de devoir coopérer avec de nouvelles personnes. Il avait eu de la chance de tomber sur une formatrice qui prenait les faiblesses du jeune garçon en pitié et le regardait avec patience, mais qu’en serait-il de ses coéquipiers ?

Absorbé par ces considérations, il fut pris par surprise quand Yurikô lui tira soudainement le bras pour l’emmener jusque dans une ruelle avoisinant la grande artère sur laquelle le salon de thé débouchait. Manquant de se casser la figure à sa suite, il sautilla pour garder l’équilibre et s’engouffra avec elle dans la petite voie discrète, à l’abri des regards et du soleil. Il était reconnaissant des efforts que faisaient la jeune femme pour protéger Shishio de l’anxiété que provoquaient chez lui les bruits et les activités constantes du centre ville. Il soupira de soulagement en sentant ce demi-silence l’entourer de nouveau, se sentant à l’abri dans ce chemin parallèle. Cela lui donna toute l’opportunité de concentrer à nouveau son attention sur sa sensei sans difficulté - pile à temps pour rougir. Se rapprochant de lui, elle l’avait agrippé par la taille, le serrant contre elle dans une étreinte à laquelle il était peu habitué. Les joues rosies, ne sachant que dire, Shishio ne put que se laisser faire tandis qu’elle lui suggérait de ne pas bouger.

Lové contre elle, avec la sensation capable qu’il appréciait ce contact plus qu’il ne devrait, il obtempéra donc : il resta parfaitement immobile, même lorsqu’elle le souleva du sol avec une facilité déconcertante et sauta sur les toits avoisinants. Il aurait pu escalader le mur seul sans aucun problème, mais il se garda bien de le faire remarquer. Aussitôt arrivé sur le toit, cependant, Shishio s’éloigna de Yurikô de quelques pas, détournant les yeux dans une vaine tentative de cacher son teint rougissant après avoir été pris dans les bras de la jeune femme.

“Vous… Vous ne m’avez pas bousculé le moins du monde, Yurikô-sensei. Pas d’inquiétude à avoir,” fut tout ce qu’il parvint à marmonner dans sa barbe pour tenter de dissiper sa gêne.

Suivant des yeux la direction indiquée par le doigt de la jeune femme, il plissa les paupières en apercevant quelques arbres qui pointaient le bout de leurs feuilles entre les bâtiments du village. Hochant la tête, curieux de voir le lieu que sa formatrice voulait lui montrer, il s’élança sans plus attendre, sautant de toit en toit avec une aisance surprenante. S’il était un point sur lequel Shishio n’avait pas à rougir, c’était sans doute aucun sa mobilité ; trop persuadé qu’il n’avait pas le moindre talent, il n’avait jamais réalisé que son habitude de passer par les hauteurs en permanence avaient joué en sa faveur. Sans être exceptionnel, il bondissait d’un appui à l’autre avec une grâce et une facilité surprenante pour un Genin. En seulement quelques minutes, il finit par déposer les pieds sur l’herbe verte du parc que Yurikô voulait lui montrer.

Il regarda un instant autour de lui, tentant de s’imprégner du paysage. Après tout, si c’était là l’endroit qui apaisait cette femme, il devait forcément y avoir quelque chose d’exceptionnel. C’était un simple jardin, bordé d’arbres aux branches touffues. Deux chemins pavés y formaient une croix, séparant l’herbe en quatre quartiers et se rejoignant en un petit cercle qui entourait une fontaine dont l’eau claire brillait au soleil. Il lui fallut quelques instants supplémentaires pour remarquer ce qui rendait ce jardin si spécial ; il n’était pas entretenu. Les mauvaises herbes se montraient à travers les pavés des deux sentiers et, plus important, les buissons entre les arbres avaient entièrement recouvert les quatre entrées prévues du petit parc. À moins de passer par les toits, le lieu était complètement caché ; un havre de paix pour les introvertis comme Shishio et Yurikô qui préféraient les hauteurs aux rues pleines d’habitants. Il pouvait encore entendre la vie grouillante du village de Konoha, mais elle était étouffée par les feuillages épais qui l’entouraient, comme s’il se trouvait dans un autre monde. L’espace d’un instant, il se surprit à rêver d’être un Senju pour pouvoir créer de genre de lieux à loisir.

“C’est un endroit magnifique, Sensei !”

Tandis que Yurikô arrivait dans le parc, derrière lui, il marcha jusqu’à la fontaine, observant son reflet dans l’eau troublée par l’écoulement constant. Se penchant un peu en avant, il y plongea une main et se passa un peu d’eau fraîche sur le visage, nettoyant les traces de larmes qui s’étaient figées sur ses joues et évacuant la sensation de chaleur pressante que son embarras avait causée jusqu’ici. Se tournant vers sa formatrice, il semblait “comme neuf”, toute trace de son effondrement émotionnel désormais effacée. Shishio sourit doucement, l’air de réfléchir ; en lui montrant un endroit caché comme celui-ci, la jeune femme avait fait un important pas vers lui, lui donnant littéralement l’emplacement de son jardin secret. Le Genin avait l’impression qu’il devait, à son tour, faire un pas vers elle. Se triturant l’esprit quelques secondes, il finit par mettre le doigt sur quelque chose qui l’avait perturbé dans leur entretien jusqu’ici.

“Yurikô-sensei ? Vous… Vous n’êtes pas obligée de m’appeler Shishio-san. Simplement Shishio, ou Shishio-kun, fera bien l’affaire !”

Il se sentit idiot aussitôt qu’il eut fini sa phrase ; il avait cherché un moyen de lui montrer que ses tentatives de se rapprocher de lui étaient les bienvenues, et tout ce qu’il avait pu trouver était une simple formalité d’appellation. Il n’y a que toi pour être autant attaché aux détails et à l’étiquette, crétin. Les joues de nouveau rosies par l’embarras, il força un sourire maladroit pour cacher ses doutes.

“Enfin… Si vous le souhaitez, bien sûr…”

À la grande surprise de Shishio, Yurikô n’eut pas le moins du monde l’air offensé par sa proposition. Lui qui avait eu peur de lui en offrir trop tôt, il fut à la fois rassuré et ravi par le rire cristallin de la jeune femme, qui s’approcha de lui et, dans un élan d’affection, déposa une main sur sa tête, lui ébouriffant espièglement les cheveux. Ce simple geste stoppa net Shishio dans ses pensées, son cerveau complètement chamboulé par un contact physique aussi simple que celui-ci. Comme lorsqu’elle lui avait tendu son bras, il était perturbé par l’irréalisme de la situation ; il avait encore du mal à accepter le fait que quelqu’un, qui que ce soit, puisse vouloir entrer en contact avec lui sans pour autant vouloir lui faire du mal. Les trop nombreux passages à tabac et l’absentéisme émotionnel de ses parents lui avaient complètement fait oublier le concept même de contact humain positif. La bouche entrouverte par la surprise, il sentit ses joues se rosir à nouveau tandis que la jeune femme lui souriait en le taquinant sur son attachement à l’étiquette. Pour une raison qu’il ne parvenait pas à s’expliquer, cette petite provocation n’avait rien à voir avec les insultes qu’il recevait ; il était capable de sentir d’ici qu’elle ne faisait que s’amuser avec lui et que pas la moindre arrière-pensée méchante n’avait traversé l’esprit de la jonin. C’en était tout simplement trop beau ; pour un peu, il se méfierait, pensant même à un piège, comme si tout cela n’était qu’un jeu tordu orchestré par les Uchiha pour le punir de ses derniers échecs en date… Après tout, Yurikô avait beau s’être présentée comme une non-clanique, ses yeux et cheveux de jais et sa beauté délicate collaient parfaitement à la description du clan. Agacé contre lui-même, Shishio refoula cette méfiance soudaine au fond de lui, bien décidé à profiter jusqu’au bout de cette matinée avec sa formatrice ; et si tout cela n’était qu’un piège, il aurait bien le temps de regretter sa confiance plus tard. Entre sa crainte et sa naïveté, la seconde était encore la plus forte des deux.

Suivant des yeux la belle kunoichi en kimono qui allait s’asseoir sur le bord de la fontaine, il hésita un peu puis se décida à faire de même. À quelques mètres d’elle - il aurait été bien trop gêné de s’asseoir tout près de Yurikô - il s’assit en tailleur sur le rebord de la fontaine, s’imposant un équilibre peu stable, balançant légèrement son corps pour s’assurer de ne pas tomber en arrière. Les deux mains accrochées contre le bord de pierre, les talons croisés sous les cuisses, il se laissa aller à afficher une expression sereine en écoutant sa formatrice. Il avait fini par complètement baisser sa garde et, au rythme du bruit de l’eau et de la voix de la kunoichi, il se balançait de plus en plus doucement, stabilisant sa position. Il hocha lentement la tête en écoutant la jeune femme, tentant d’enregistrer tout ce qu’elle disait de son mieux. Il ignorait, après tout, comment la vie de genin devait se dérouler au service d’un jonin ; il était au courant que sur le papier elle était supposée l’entraîner, mais il ignorait à quel point les conventions voulaient qu’elle le suive. De toute évidence, Yurikô était d’avis qu’il lui incombait de s’assurer que Shishio grandissait, aussi bien en compétences qu’en personnalité, pour devenir un ninja digne du village de Konoha. Lui doutait fort qu’il soit un jour capable d’honorer un tel titre ; mais par égard pour la bonne foi de la créature presque onirique qui semblait tant déterminée à le faire progresser, il se devait de faire tout son possible dans cette direction.

“Je… Je sais que j’ai tendance à me réfugier derrière l’étiquette et la bonne et dûe forme, au point que ça peut en avoir l’air ridicule, Yurikô-sensei…” Commença-t-il, sentant le besoin de s’expliquer. “Ce n’est pas que je suis pointilleux ou psycho-rigide, mais… Enfin, je ne sais pas toujours bien comment me comporter avec les gens - en général. Quand les rapports hiérarchiques sont bien définis… Eh bien, ce sont des lignes de conduite qui m’évitent d’avoir à trop réfléchir, vous voyez ? Comme ça, je ne me prend pas la tête, et personne n’est mécontent de ma façon d’être… Enfin, quand ça fonctionne.”

Il soupira lentement, blasé par sa propre couardise. Non seulement il fuyait les affrontements à la première occasion, mais il fuyait même les relations humaines, se cachant derrière d’autres murs métaphoriques pour éviter de devoir faire face à sa propre incapacité à être spontané. Il avait des réactions naturelles et instinctives, bien sûr… Mais rarement, et elles n’étaient pas très fortes. Des mouvements de recul quand quelqu’un s’approchait de lui, principalement, s’il fallait être parfaitement franc.

“Du reste… Je viendrai vous voir chaque fois que j’aurai des interrogations, vous avez ma parole, Yurikô-sensei.” Il essaya de lui sourire, son agacement envers lui-même pressant contre ses commissures malgré lui. “Je ne suis pas sûr de pourquoi mais… Ça a l’air facile, de vous faire confiance, de vous dire les choses comme elles viennent. Merci pour… Le thé, le parc, et le reste.”

Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas encore tout à fait, Shishio ressentait un profond malaise en voyant ainsi sa tutrice fixer les yeux sur le sol, une ombre de tristesse sur le visage, ses cheveux de jais couvrant ses traits. Il avait l’impression que des doigts froids et crochus s’étaient refermés sur son coeur et le serraient petit à petit tandis que ses yeux, fascinaient, suivaient la chute des mèches noires devant les traits délicats. Décroisant ses jambes, il se retrouva bien embêté, ne sachant que faire ; devait-il se lever et prendre la jeune femme dans ses bras ? Au vu de sa petite taille, le tableau serait bien ridicule… Il avait commencé à s’approcher quand elle leva la tête vers le ciel, le faisant se figer net. Ses yeux noirs fixés sur le visage de porcelaine de la kunoichi, il ne pouvait s’empêcher d’étudier consciencieusement chacune de ses expressions faciales, buvant ses paroles avec le sérieux d’un enfant. Même avec l’air triste qu’elle affichait quand elle se tourna vers lui, il la trouvait terriblement belle ; bien différente de ces jeunes filles du clan qui rejetaient les prétendants avec une moue boudeuse et des yeux froids, elle avait quelque chose de chaleureux derrière chacun de ses mouvements. Inévitablement, c’était avec une expression un peu idiote sur le visage que Shishio se retrouvait ainsi à revoir sa définition toute entière du concept de la beauté tout en écoutant sa tutrice avec attention et une certaine douleur, n’appréciant pas la voir regretter ses erreurs passées, quand bien même il n’avait pas été le témoin de celles-ci.

Quand Yurikô mentionna le décès de la personne qui lui avait permis de changer, Shishio eut l’impression de sentir son coeur tomber dans sa poitrine de plusieurs centimètres. Même si l’expression de la tristesse de la jeune femme était on ne peut plus sobre, il se sentait obligé de dire ou faire quelque chose, et il n’avait pas la moindre idée de quoi. Pétrifié par l’embarras et l’hésitation, il resta finalement complètement immobile, à moitié relevé de la fontaine, écoutant Yurikô jusqu’au bout de sa tirade sans l’interrompre. Quelques secondes seulement, et le moment de tristesse semblait l’avoir quittée ; la jeune femme souriait de nouveau avec sa chaleur habituelle, recentrant la conversation sur Shishio plutôt que sur elle. Essayait-elle de décourager son élève de s’inquiéter pour elle ? C’était sans doute une possibilité, mais le demi-sang ne l’aimait pas. Se relevant de la fontaine, les joues rosies par la gêne de ne pas savoir quoi dire ou faire naturellement, il s’approcha de quelques pas de Yurikô, s’asseyant cette fois-ci juste à côté d’elle. Il avait envisagé de la réconforter comme elle l’avait fait pour lui précédemment, mais le malaise avait vite repris le dessus et il s’était arrêté en route. Fixant ses yeux sur la cime des arbres qui les entouraient pour ne pas avoir à la regarder dans les yeux, il ouvrit doucement la bouche, mesurant ses mots avec une certaine appréhension.

“Je… Je ne connais pas votre frère, Yurikô-sensei. Mais ce que je sais avec certitudes, c’est que vous êtes bien plus proches d’un soleil que toutes les autres personnes que j’ai pu côtoyer dans ma vie.” Il baissa doucement les yeux avec un sourire cynique sur le visage. Pour les membres de son clan qui le détestaient quand, être appelés “lunaire” serait sans doute un compliment : émettant une lumière belle et froide, ils opéraient dans les ténèbres, contemplant avec un certain mépris la Terre en dessous d’eux et tous les simples mortels qui la peuplaient. “Vous rayonnez… Je trouve. Je dois même dire qu’avec mes yeux qui n’y sont pas habitués, vous avez quelque chose d’éblouissant…”

Il laissa échapper un petit rire gêné, réalisant bien le ridicule de ce qu’il disait en tentant désespérément d’exprimer l’admiration nouvelle qu’il ressentait déjà pour Tadake Yurikô. Hésitant sur la démarche à adopter, il se gratta la joue du bout de l’index gauche, distraitement, rivant ses yeux sur le sol devant lui ; c’était un bon moyen de fuir l’embarras, se donner l’air de compter les brins d’herbe pour ne pas avoir à regarder sa tutrice dans les yeux. Après tout, il ne l’avait rencontrée que le matin-même et il se donnait déjà dans des déclarations extravagantes ; il avait définitivement tout d’un idiot.

“Moi, je suis heureux de vous avoir pour supérieure, Yurikô-sensei.”

Du rose pâle, ses joues avaient tourné à l’écarlate, bien conscient de la grandiloquence inutile de ses mots.

Ce n’était que la deuxième fois qu’elle le faisait, mais Shishio en était désormais convaincu : il aimait énormément la façon que Tadake Yurikô avait de lui caresser les cheveux avec un sourire attendri. Ce simple geste faisait naître une chaleur sans pareille au creux de son ventre et il se sentait étonnamment détendu, comme si cette main maternelle qui s’était déposée sur sa tête suffisait à le protéger de tous ses problèmes habituels, de tous les fardeaux qu’il avait à endurer dans le monde extérieur. Le lieu où les deux ninjas se trouvaient aidait également ; les sons venant du village étaient étouffés par la végétation épaisse, comme si ce petit parc se trouvait hors du monde et du temps. Shishio ne put retenir un sourire enfantin tout en enfonçant son cou entre ses épaules sous l’impulsion de la paume de Yurikô.

Ce sourire disparut rapidement quand la kunoichi lui demanda avec douceur quel était son rêve. Ce simple mot suffit à rendre Shishio perplexe, lui faisant poser les yeux au sol tandis qu’il scrutait son esprit à la recherche de ce que cela pouvait bien signifier, pour lui. Mon rêve ? Il y avait bien longtemps que le demi-sang ne rêvait plus ; son cerveau donnait bien plus de place à ses cauchemars, aussi les fantasmes positifs avaient fini par disparaître entièrement pour ne laisser qu’une apathie générale et abattue. Pendant les deux dernières années, son seul objectif avait été de continuer à vivre malgré sa faiblesse et la haine de ses supérieurs, un jour de sursis à la fois. Il savait bien que ce n’était pas ce que Yurikô voulait entendre ; elle voulait savoir quel avenir idéal il était capable d’envisager. Cela lui rappelait les bancs de l’Académie ; tous ces enfants qui criaient à tort et à travers qu’ils seraient les plus grands combattants du Sekai, qu’ils deviendraient Hokage, que leurs louanges et leurs légendes seraient chantées et que la génération suivante rêverait de leur ressembler. Pendant ces discussions comme pendant les autres, Shishio était toujours resté silencieux.

Ai-je seulement le droit de rêver ?

Il n’était rien de plus qu’un incapable, après tout : la honte du clan Uchiha et la risée du village. Un genin qui n’avait jamais réussi une seule mission, même la plus simple ; un membre du clan à l’éventail sans Sharingan ni Katon. Qui ne lui rirait pas au nez s’il lui prenait l’envie folle de déclarer qu’il deviendrait un jour quoi que ce soit ? On l’avait laissé devenir un ninja en sachant que sa meilleure chance de se rendre utile était de mourir en prenant une attaque à la place de quelqu’un d’autre - et encore, cela supposait qu’il serait assez rapide pour s’interposer, ce n’était pas gagné. Si l’on écoutait certains membres de son clan, son seul droit à la naissance était d’être abandonné à la mort sur un rocher plat au milieu de la forêt, en espérant que la faim et la soif le tueraient avant que les bêtes sauvages ne le trouvent. Il se mordit la lèvre inférieure pour ramener son esprit à la question ; le moment n’était pas à l'apitoiement. Yurikô lui avait posé une question, il se devait de lui répondre, et pour ça il devait se dépêcher de trouver une réponse satisfaisante.

Il se leva de la fontaine et fit quelques pas sur l’herbe tout en se triturant l’esprit à la recherche de quoi que ce soit qui le faisait encore vibrer, qui le poussait encore à agir. C’est vrai ça, pourquoi je m’entête ? J’aurais pu tout lâcher et devenir boulanger y a des années… Il repensa à ses nombreuses soirées passées au bord de la rivière qui traversait le domaine du clan Uchiha à laisser l’air nocturne envahir ses poumons et rafraîchir ses contusions, chaque fois qu’il avait été frappé par un autre membre du clan. Il avait considéré à de nombreuses reprises l’idée de simplement laisser son corps choir dans le cours d’eau et laisser le courant l’emporter pour de bon. Pourtant, chaque fois, quelque chose l’avait retenu. Un petit quelque chose qu’il n’était pas capable d’abandonner, même quand tout le reste avait disparu. Est-ce que ça suffisait ? Est-ce que ça comptait comme un rêve ?

“Je… Je ne sais pas si on peut appeler ça un rêve, Yurikô-sensei. Cela fait déjà longtemps que je me contente de subir ma vie en faisant de mon mieux pour continuer à respirer… Les rêves et les ambitions, j’ai fait une croix dessus il y a plusieurs années. Je ne pense pas pouvoir offrir une réponse satisfaisante à votre question ; pour avoir un rêve, il faut avoir une volonté, un esprit combatif, et je n’ai ni l’un ni l’autre. Je ne suis pas du genre à me battre pour ce que je veux, ni même à vouloir grand chose : l’abandon et la fuite sont beaucoup plus simple et j’enterre ensuite mon dépit aussi profondément que possible.”

Toujours dos à elle, Shishio prit une lente inspiration, posant sa main sur ses côtes - là où, sous sa tenue, se trouvaient les multiples cicatrices en dents de scie qui marquaient les vieilles fractures infligées par le clan. Il cherchait le courage d’énoncer ce qu’il s’apprêtait à dire ; être encore capable de souhaiter quelque chose, c’était presque une rébellion contre les Uchiha qui avaient tout fait pour lui ôter cette capacité. Il avait du mal à savoir si cette idée engendrait chez lui un plaisir mesquin ou une pure et simple terreur.

“Je crois que… Si je devais choisir un idéal… J’aimerais devenir un shinobi dont personne n’a honte.”

Les mains dans les poches, les yeux humidifiés par le torrent d’émotions contraires que cet exercice avait déclenché en lui, Shishio fixa ses yeux sur le ciel. Bien malgré lui, il se souvenait encore de la lumière d’espoir dans les yeux de son père, le jour où il avait rejoint l’Académie de Konoha. Il n’avait pas besoin d’être un génie, ni même un grand ninja ; il voulait juste que son père soit un jour fier de l’avoir pour fils.

Pour une matinée d’automne, le ciel était étonnamment clair ; les yeux noirs avaient beau scruter la voûte céleste, ils ne trouvaient pas de nuage sur lequel se fixer, malgré leur désir de s’occuper en suivant le déplacement paresseux d’un géant blanc et moutonneux. C’était là la méthode qu’avait Shishio pour refouler ses émotions lorsqu’elles s’annonçaient trop débordantes ; il se concentrait de son mieux sur quelque chose, un mouvement extrêmement simple et quotidien et lui prêtait toute son attention jusqu’à ce que les larmes sèchent d’elles-même. Mais là, alors qu’il peinait à refermer la valve qu’il avait ouverte en se remémorant le regard qu’avait eu Uchiha Aketora en imaginant son fils en grand ninja, quelques années plus tôt, aucune forme blanche ne s’offrit à son regard pour le libérer de cette situation délicate. Il avait déjà fondu en larmes une fois devant Yurikô, au cours de leur première matinée ensemble : à choisir, il préférerait éviter de fondre en larmes deux fois devant sa sensei lors de leur première matinée ensemble.

Il était en train de déplacer ses yeux rapidement, à la recherche d’un autre mouvement à suivre - un oiseau qui s’envolait en quête d’un abri plus chaud, une feuille morte glissant sur la bise automnale, n’importe quoi - quand le visage de Tadake Yurikô apparut soudainement au-dessus du sien. Shishio cligna des yeux, surpris de ne pas l’avoir sentie approcher - d’un autre côté, elle était une ninja avec bien plus d’expérience que lui et il n’était pas à son plus haut niveau de concentration, il fallait l’avouer - et prit une seconde avant de réagir à cette proximité inattendue ; lorsque la jeune femme recula d’un pas, le garçon fit de même, les joues rouges. Outre la simple gêne de s’être retrouvé aussi proche d’elle sans s'y attendre, il avait surtout honte d’avoir encore montré à sa tutrice un visage déformé par des émotions qu’il ne contrôlait pas ; lui qui avait pris pour habitude de tout cacher au monde qui l’entourait pour dissimuler ses points faibles aux membres du clan qui s’amusaient à le rabaisser plus bas que terre, il ne savait pas comment gérer l’idée que Yurikô pouvait lire en lui comme dans un livre ouvert. Elle avait réussi à le pousser à jouer le jeu et à chercher à répondre sincèrement à ses questions et, en cherchant les réponses au plus profond de son être, il avait sorti tout un paquet de faiblesses et d’insécurités avec. Il tentait de se dire qu’elle n’était pas femme à les exploiter ou s’en servir contre lui… Mais un peu d’auto-persuasion n’avait jamais fait taire la voix nasillarde qui lui versait constamment son fiel au creux de l'oreille.

Passant rapidement un bras contre son visage, il sécha ses yeux encore humide, retrouvant une expression plus contrôlée. Faire regretter ceux qui ont une mauvaise image de moi, hein… La liste était longue, il fallait l’avouer, et Shishio était sans doute tout au sommet de celle-ci. Intimement persuadé qu’il était un minable, il était bien incapable d’en vouloir à ceux qui le traitaient comme tel : c’était simplement naturel, se disait-il, que les forts regardent les faibles de haut. Après tout, Yurikô était bien la première exception à cette règle qu’il rencontrait ; que ce soit sur les bancs de l’Académie ou au sein du clan Uchiha, la loi du plus fort avait toujours été la meilleure. Il pouvait sentir le mécontentement de sa tutrice quand elle constatait à quel point son estime de lui-même était faible, à quel point il avait une piètre image de sa personne ; il était capable, rationnellement, d’accepter qu’elle était dans le vrai et que sa propre vision des choses était tordue. Pourtant, émotionnellement, tout cela lui paraissait… Ordinaire. N’était-il pas ordinaire qu’un faible se pense faible ? Qu’un raté soit traité comme un raté ? Une moue perplexe au visage, il finit par hausser les épaules, décidant qu’il ne pouvait pas décemment contredire Yurikô alors qu’elle tâchait de lui remonter le moral et de le pousser à progresser. Ce serait une réflexion pour un autre jour.

Il fut d’autant plus facile pour lui de passer son esprit à d’autres problèmes qu’à sa place dans l’univers que la belle kunoichi lui fit une proposition des plus alléchantes : étant parti très tôt de chez lui, Shishio était tout bonnement affamé. Se faire offrir à manger, surtout après avoir expérimenté les goûts raffinés de Yurikô en buvant le même thé qu’elle, c’était une belle promesse d’un bon repas. Il s’inclina respectueusement, ne pouvant retenir un petit sourire enthousiaste sur son visage.

“Ce serait avec plaisir, Yurikô-sensei ! Merci beaucoup pour votre invitation !”

Il appréhendait un peu plus l’après-midi, cependant ; s’il était tentant de croire aux belles paroles de la jeune femme tant qu’il était avec elle, il se doutait bien que sa résolution de la suivre jusqu’au bout du monde et de lui accorder sa foi faiblirait dès lors que ses yeux ne se poseraient plus sur elle. D’autant plus qu’une après-midi libre, cela impliquait de rentrer au domaine - et ce n’était jamais un moment agréable. Lui-même ignorait encore les effets que cet échange aurait sur la durée, et il lui était bien difficile de le deviner à l’avance. Des hypothèses plein la tête, il finit cependant par se redresser, ramenant son regard sur la belle femme en kimono.

“Que souhaitez-vous manger, Sensei ?”

Repousse tes doutes, Shishio, s’intima-t-il, il sera toujours temps de réfléchir quand tu seras seul. Tant que tu es avec elle… Eh bien, sois véritablement avec elle. Remettant de son mieux ses inévitables remises en question à plus tard, il adressa un sourire candide à sa sensei, préparé à simplement profiter d’un repas à l’oeil et d’un peu plus de temps en compagnie d’une femme qui était à ses yeux l’incarnation-même de la douceur.

Emboîtant le pas à Tadake Yurikô, le jeune Uchiha quitta avec elle le jardin secret qu’elle avait décidé de partager avec lui. À son grand déplaisir, sortir de ce havre de paix signifiait également revenir vers la foule Konohajin dont le duo s’était coupé plus tôt dans la matinée ; le bruit ambiant du village l’assaillit comme un coup de poing en pleine figure et, le temps d’une seconde, il vacilla littéralement, tous ses sens se rebellant contre l’overdose d’informations qu’ils recevaient. Les sons d’un village entier qui vivait et s’agitait dans ces rues, la vue de la foule inhumaine et amorphe qui se pressait autour d’eux comme une muraille de chair qui les coupait de l’air libre, les odeurs alléchantes des échoppes qui se mêlaient à celles, peu ragoûtantes, d’humains transpirant pour former un tout nauséabond, le contact de gens trop pressés qui n’avaient pas peur de bousculer ce petit garçon qui traînait au beau milieu de la rue… Même la langue de Shishio se joignit au ballet, peignant sa bouche d’un goût amer et désagréable pour répondre aux odeurs étrangères qui violentaient son nez. Le jeune Uchiha détestait cette sensation d’être encerclé par tout ce monde, cette frayeur instinctive qu’il ressentait à l’idée d’être emprisonné par d’autres êtres humains, d’être pris dans cette marée organique qui lui semblait régie par des instances occultes tant ses déplacements constants et erratiques étaient surnaturels à ses yeux. Rien que se trouver dans cette ambiance chaotique suffisait presque à le rendre malade et, dans d’autres circonstances, il aurait immédiatement pris la fuite, préférant se cacher avec le ventre vide qu’affronter un tel monstre pour le mentir.

Fort heureusement pour son estomac, il n’était pas seul. Se faisant violence pour supporter la traversée des rues bondées, il suivit Tadake Yurikô de près, reconnaissant de l’invitation gestuelle de celle-ci à être aussi proche. De façon bien peu surprenante, la plupart des gens qui grouillaient sur la rue pavée faisaient plus d’efforts pour éviter une grande et belle dame qu’un adolescent de petite taille qui regardait le sol et n’osait pas se plaindre quand on lui rentrait dedans. Profitant donc de l’étroit sillage qu’elle ouvrait en avançant, il suivit son allure pressée, jusqu’à atteindre la ligne d’arrivée tant convoitée de leur quête - un petit établissement de bois dont l’intérieur était gardé par des rideaux qui descendaient jusqu’à un mètre au dessus du sol. Surplombant la large entrée, une figure de tanuki en fer forgé contemplait d’un air avide un bol de ramen. Shishio haussa un sourcil circonspect en détaillant cette enseigne peu orthodoxe, mais il suivit malgré tout Yurikô sans protester plus. S’asseyant à la table qu’elle lui indiquait, il se saisit de la carte avec curiosité, plongeant immédiatement son regard sur le menu.

Bien vite, sans qu’il n’y prête réellement attention, l’expression de Shishio se transforma pour ressembler étrangement à celle du tanuki à l’extérieur de la boutique. Il n’avait pas réalisé à quel point il mourait de faim jusqu’à ce que cette alléchante liste de plats lui soit mise sous les yeux. Sentant la salive affluer dans sa bouche, il commença à visualiser les plats, faisant un comparatif mental des différentes options, se demandant ce avec quoi il allait bien pouvoir calmer cette faim dévorante qui agitait ses entrailles. Levant les yeux vers Yurikô en entendant cette hésitation, il eut un petit sourire, voyant une occasion de profiter des doutes de la jounin pour mieux se remplir la panse.

“Eh bien, si tout vous tenterait, pourquoi ne pas prendre un peu de tout à partager ?” Tandis que le serveur s’approchait pour prendre leur commande, Shishio lui adressa un grand sourire aimable, pointant la carte du doigt tandis qu’il énumérait sa commande. “Nous allons prendre quelques takoyaki, des yakitori au boeuf et au poulet, un assortiment de maki et de nigiri, un katsudon et un unaju, je vous prie.”

Le serveur leva la tête de son bloc-notes, ses yeux allant de Yurikô à Shishio comme s’il recomptait la population de la table à plusieurs reprises, se demandant où ces deux-là pouvaient bien cacher les quatre autres personnes qui seraient nécessaires pour rendre cette commande cohérente, mais il finit par afficher une moue indifférente et à hausser les épaules - l’air de dire “tant que je suis payé, vous vous débrouillez”.

Shishio se retourna vers Yurikô avec un grand sourire. “Comme ça, plus d’hésitation, n’est-ce pas ?”

Suivant le serveur du regard, Shishio était si affamé qu’il semblait un instant plus concentré sur la nourriture que sur la charmante kunoichi qui l’invitait dans ce restaurant. Cette impolitesse crasse le quitta bien vite, lorsque Yurikô ramena son attention sur la terre ferme en lui proposant un simple jeu pour que les deux individus apprennent à se connaître en tant qu’humains et non seulement en tant que ninja. Écoutant attentivement les règles, il sentit d’avance que ce genre de jeux le gênerait profondément : il allait devoir s’ouvrir et annoncer des vérités brutes à son sujet, sans pouvoir se montrer évasif ou éviter les questions, d’une part. D’autre part - et c’était sans doute pire encore - il allait devoir apprendre à faire la conversation. Lui qui avait passé sa vie à fuir les autres plus qu’à les fréquenter chaque fois qu’il en avait le choix, il n’avait pas la moindre idée du genre de questions qui se posait entre deux personnes qui voulaient simplement apprendre à se connaître.

Pour Tadake Yurikô, cependant, il était plus que prêt à affronter cette gêne. Troquant son expression affamée contre un air concentré, il acquiesça doucement de la tête, laissant en silence la demoiselle ouvrir la danse de questions. Il avait du mal à être en désaccord avec elle, après tout ; il se doutait bien qu’il serait plus à l’aise à l’idée de confier sa vie à quelqu’un d’autre s’il connaissait cette personne que s’il s’agissait d’une totale inconnue ou presque. Cela dit, pour être franc, il ne serait sans doute absolument pas à l’aise à l’idée de confier sa vie à qui que ce soit, quoiqu’il arrive.

Se sentant peu assuré en fixant quelqu’un droit dans les yeux, il évita son regard et tourna les yeux vers la cuisine, feignant d’attendre leurs plats avec tant d’impatience qu’il voulait les voir arriver en avance. En entendant la question de la jounin, il prit quelques secondes pour réfléchir avant de commencer à répondre, cherchant à s’ouvrir autant que possible à cette étrange femme qui semblait s’intéresser sincèrement à sa personne.

“Je ne la déteste pas, je dirais. Généralement, je cherche à me placer dans des situations où je reçois le moins de stimuli sensoriels possibles, pour me sentir à l’aise… Un peu comme dans un cocon. Souvent, ça passe par le silence, ou quelque chose qui s’en approche. Je n’ai rien contre de la musique festive ou douce et il m’arrive même de les apprécier, mais je ne recherche pas d’ambiance musicale par moi-même.”

Il referma la bouche un bon moment, réfléchissant à une question digne de ce nom. Yurikô avait commencé avec quelque chose de large et de vague, devait-il faire de même ? Ou au contraire, devrait-il lancer la série des questions les plus précises pour lui donner le signal de départ, afin qu’elle se sente prête à commencer la partie la plus sérieuse de son jeu ? Son visage trahissait ses hésitations par une moue perplexe, ne sachant absolument pas quel genre de questions elle attendait de lui. Il était à peu près certain qu’elle ne voulait pas être questionnée sur sa carrière de ninja - l’objectif ici était d’apprendre à se connaître en tant qu’humains avant tout, elle le lui avait bien dit. Une question personnelle… Qui, sans trop la mettre mal à l’aise, serait d’un quelconque intérêt à Shishio pour l’aider à cerner son interlocutrice. Au bout de quelques secondes d’intenses réflexions, aucun plat ne se montrant pour détourner la conversation, il finit par reprendre la parole, choisissant la première question qui avait traversé son esprit.

“Vous… Vous avez une famille, Yurikô-sensei ? Des enfants, ou un époux ?”