Tout les rangs B et les rangs A du clan sont devant moi, trois lignes qui attendent mes consignes alors que la nuit commence à nous faire comprendre que rester dehors par des températures aussi fraîche n'est pas forcément très confortable. Mais de nuit, les langues bien pendues sont endormies en plus de justifier une certaine importance ; nous ne sommes plus en plein jours, nous sommes à l'instant où nous sommes les plus forts, fantomatiques et prêts à en découdre.
-A partir de maintenant, plus de distinction. Vous êtes tous noirs la nuit, le jour vous êtes tous des Kishos. Vous êtes des soldats, j'attends de vous que vous vous comportiez comme tels ; certains clans valorisent l'exploit individuel, certains d'entre vous sont connus ici pour être des loups solitaires, tant mieux pour eux. Mais aujourd'hui est différent ; la guerre approche, l'Empire est juste à côté de chez nous et des rumeurs courent, le Daimyo fait semblant de rien, les clans bougent. Il est temps que nous prenions les choses en main ici et maintenant. Trouvez vous un binôme, bientôt nous aurons du pain sur la planche, les plans avec Tetsuo ont été sortis pour être mis sur la table, vous avez dû remarqué comment lui et moi étions occupés en ce moment, comment l'administration quotidienne du clan a été relégué à d'autres. Bientôt vous allez êtres appelez pour vous battre, pour étendre l'influence du clan à toute la région mais aussi pour défendre des civils et convaincre les locaux que nous valons plus que les troupes du Daimyo. Préparez-vous, les choses sérieuses vont commencer. Genkishi sera avec moi pour le travail de gros, vous passerez derrière pour consolider les acquis ou sécuriser ce qui sera en notre possession.
Nobushi lève la main.
-Est-ce une action que nous prenons, ou alors une réaction à une menace extérieure qui pourrait arriver sur nous très bientôt? -Réaction, l'Empire est juste à côté de chez nous, les clans s'agitent, les villages s'arment. Les choses vont tourner au vinaigre très bientôt, soyez prêts. Ce n'est pas une simple question d'occuper et annexer du territoire pour satisfaire une envie de puissance, à cette échelle nous ne pouvons rien faire, il faut que nous ayons l'Enclave sous contrôle si nous voulons pouvoir nous défendre ou au contraire attaquer. D'autres questions?
Qu’est-ce que je fous là, moi ? Je veux dire, on me paye à passer à l’action, pas à écouter des plans qui n’en finissent plus. Surtout que je les sens, les autres membres. Leurs regards en coin qui ne cessent de me dévisager… Abrutis. Ce n’est pas parce que je fais le double de votre taille et le triple de votre poids, quand vous êtes tout mouillés, que je suis bizarre ou étrange ! Sans déconner quoi. Déjà que ça m’emmerde au plus haut point d’avoir à parler stratégie et tout le bordel… M’enfin, je ne peux rien refuser à notre intendante, aussi je fais acte de présence. Au milieu de tous ces types. Par contre faudra m’expliquer pourquoi on se réunit à la tombée de la nuit. Je sais que le clan Kisho nous permet de jouir d’une certaine furtivité à ce moment-là, mais j’ai quand même du mal à saisir l’intérêt de nous terrer dans nos propres terres alors que la forteresse est sacrément blindée. Rien que je ne puisse pas défoncer d’un coup d’épaule, je suis d’accord, mais tout de même. Peut-être pour la symbolique.
Soudain, alors que Benkei expose ses convictions (que j’écoute à peine, ne nous mentons pas), mon ventre se met à gargouiller. Ouais, je crève la dalle. J’espère quand même qu’on ne m’a pas entendu. Bah, ça ne fait que quelques mois que j’ai été accepté après un duel en arène, donc autant dire que j’ai encore mes preuves à faire. Encore plus, quoi. Toujours au garde à vous, j’attends avec impatience qu’elle en ait fini avec ses simagrées lorsqu’elle nous demande si on a des questions. Dans l’immédiat pas vraiment. Puis je vois une main se lever : Nobushi, la cousine. Bah, encore du blabla stratégique ouin ouin. JE M’EN BATS LA RACE. Point.
« P’tête une question. Je m’avance, toujours au garde à vous. Y aura des paniers repas ? Je demande le plus sérieusement du monde. Pis on mange quoi et quand ce soir ? Je termine. »
Genkishi sort la question qui peut sembler conne mais qui en réalité, est importante ; une armée marche sur son estomac et il n'y a rien de plus démotivant que de bouffer de la merde. Mon estomac aussi gargouille et alors que tout le reste du commando attend avec des yeux ronds ma réaction pour calquer la leur sur la mienne, je lève un doigt en restant muette, l'index, puis finalement renonce à paraître sérieuse. Peut-être qu'on constitue l'un des clans les mieux armés du Sekai à l'heure actuelle, il n'empêche que l'on reste aussi un groupe fermé et soudé, je ne vais pas l'envoyer au trou parce qu'il a posé une question importante quand même. On est pas une dictature, on est une grande famille de gros connards assoiffés par l'argent, on a les doigts crochus.
-Faudra y songer, j'ai pas songé à la question, mais ouais y aura de la bouffe en quantité, vous aurez déjà beaucoup de riz et sans doutes de la viande séchée. Libre à vous de préparer de la bouffe en plus, on se partagera la pitance, c'est important de bien manger. Pour ce soir... Je fouille dans mes poches avant de ressortir quelques piécettes. On fait un pot commun et on descend au village de burakumin se faire une bouffe? Les autres commencent à fouiller dans leurs poches avant d'hocher la tête. -Aye. -Bonne idée.
Et c'est ainsi que nous partîmes festoyer cinq cents mètres plus loin à l'auberge local, en ayant la main lourde sur le saké et la viande.
-D'ailleurs Genkishi, en parlant bouffe, tu manges quoi dans une journée? Beaucoup de riz et de la viande? Une poule entière et un kilos de riz?
Déjà que je me fais remarquer de par mon gabarit, j’imagine bien que m’avancer et me mettre en avant (dans tous les sens du terme) ne doit pas spécialement m’aider. Surtout quand tout le monde se pose des questions militaires, tactiques ou stratégiques tandis que moi je me concentre sur le nerf de la guerre : la sacro sainte bouffe. Bah ouais, si on doit se coltiner de la boue avec des cailloux, on va avoir du mal à être motivés ou encore à vraiment se donner à fond. C’est qu’une troupe a besoin de bons ravitaillements pour être au meilleur de sa forme ! Je les sens, ces gringalets, qui me jugent à chaque mot que je peux prononcer. Je me retiens quand même de les foudroyer du regard : je ne dois des comptes qu’à trois personnes. Mon intendante, pour commencer. Mais aussi son père. Et, enfin, le plus important : Tetsuo. Bah, c’est lui qui m’a aidé à me faire accepter. C’est lui qui m’a donné les clés de ma chambre. C’est lui qui a fait en sorte que je prouve ma valeur (et par valeur, je veux dire ma force) alors qu’ils étaient tous armés. Ces petits enculés là.
Par contre, je m’attendais à ce que Benkei soit un peu plus récalcitrante à propos de mes questionnements. Ca tranchait clairement avec le ton de la discussion, mais elle semble approuver que je mette sur la table (t’as compris ?) un sujet qui relève tout simplement de la survie… et qui risque fortement d’impacter le résultat de l’opération dans laquelle on s’apprête à se lancer. Par contre, j’ai un rictus probablement perceptible quand elle nous dit qu’on aura du riz en quantité. Sérieusement ? Et la barbaque alors ! Mais je suis rassuré quand elle parle de viande séchée. Bon, ça vaudra clairement pas mes repas habituels, mais au moins je n’aurai pas que des graines pour me remplir la panse. Je soupire légèrement (de soulagement) et acquiesce, lui offrant mon plus grand sourire.
« M’en voudras pas si je chasse le soir alors, hein ? Je demande, pas inquiet mais un peu songeur. Autre chose que de la viande séchée. Vais pas tenir sinon, j’ajoute en haussant les épaules. Vient alors la question du repas de soir. Les barakumins ? Je demande, un peu penaud. Connais pas, mais ça semble bon, je dis, pensant déjà à quelque ours ou cervidé qui pourrait me croquer sous la dent. Par contre, pas encore eu de vraie mission donc pas d’argent à cotiser, je déplore alors que mon visage fait clairement la moue. »
Bref, nous y allons. Ce n’est pas trop loin, cinq-cent mètres à tout péter. Mais c’est qu’il faut de la place pour tous nous accueillir. Bah, trois lignées de soldats, ça s’invente pas. Surtout que j’imagine que je compte au moins pour cinq… A cet effet, ma chef directe me demande ce que je mange habituellement, émettant ses propres hypothèses. J’explose littéralement de rire, mon poing ferme frappant la table à plusieurs reprises sous l’euphorie.
« Du riz ? UNE POULE ?! WOOOOHAHAHAHAHAHA, je m’esclaffe. T’es loin du compte ma ptiote ! Je lui ressers une coupe de saké et m’ouvre une troisième bouteille que je m’enfile directement dans le gosier sans sourciller. Pas fort ce saké… Je constate. Pour répondre : en moyenne c’est plutôt trois ours et un cerf. Au ptit dej. Ou le soir. Faut manger léger. »
-Je vois. Je prends intérieurement note d'augmenter les rations.
Les autres vont avoir besoin de beaucoup plus que ce qu'on leur a prévu ; j'ai sous estimé la quantité de nourriture nécessaire à alimenter des ninjas de haut rang comme Genkishi ou moi-même, en période de combat pour compenser la fatigue il va falloir des kilos et des kilos de bouffe. Tout ça a un prix, mais en attendant, c'est avec une certaine joie que je profite de ce repas qui est quand même assez réconfortant. Après tout, ce n'est pas tout les jours que tout le monde se réunit pour manger ensemble, ça permet de parler de façon un peu plus informelle avec les moins gradés sans pour autant que ça prenne une forme étrange. Sans malaise même, les défauts les plus criants de notre équipement sont énoncés sans crainte de l'engueulade, des explications sont données sans devoir mâcher ses mots, les gens sont plus sereins en général autour d'un repas. Aujourd'hui n'est pas exception à la règle et chacun discute de ce qui va advenir. Certains ont peur. D'autres sont déjà ivres de la furie des combats à venir, les plus perspicaces s'apprêtent déjà à dessiner des cartes et tirer des plans pour les stratégies à venir.
-Si nous partons en guerre, il faut que tout le monde ait le ventre plein. Je sens que les moins aguerris de la forteresse vont avoir quelques parties de chasse, histoire de se dégourdir un peu et d'augmenter nos réserves.
C'est bête à dire. Mais c'est le plus lent du groupe qui a trouvé le problème le plus insidieux qui nous guettait.
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