Trouver une façon d'avancer [entrainement Ft. Senju Haruka]

Haruka observait la genin dormir paisiblement. Malgré l’inquiétude qu’elle avait senti poindre lorsqu’on l’avait prévenue qu'elle était à l’hôpital, elle avait gardé son calme. À moins que ce ne fut le choc, elle ne saurait le dire. Depuis l'annonce, une brume s'était installée entre elle et le monde extérieur, elle avait rejoint l'hôpital sans un mot, sans une pensée, laissant papiers et rendez-vous dans la Tour. Pourtant, ce n’était presque pas une surprise. Son élève provisoire s’était exercée à une technique bien supérieure à ce qu’elle avait l’habitude d’employer, si bien qu’identifier l’usage raisonnable d’un sceau avec une telle consommation en chakra était impossible au premier essai. Non, ce qui la troublait au fond, et qu'elle avait tant de mal à réaliser, était qu'elle ait pu se trouver à l'origine d'un tel drame. Pour la première fois depuis longtemps, elle se sentait dépassée par les conséquences de ses propres actions. Avait-elle vraiment manqué de tuer une jeune genin de 13 ans ?

Un médecin poussa la porte coulissante de la chambre pour venir saluer l'intendante, et à son expression intriguée, il jugea bon de prendre la parole pour expliciter son état.

Son corps a atteint ses limites, la technique a provoqué un véritable chaos dans la circulation de son chakra. Son système n'a pas supporté le choc. Enfin, sachez que sa vie n'est plus en danger. Elle n’aura pas non plus de séquelles. Il va toutefois lui falloir un bon repos, l’épuisement des prochains jours risque d’être écrasant.

Haruka expira profondément, terrassée. Malgré le soulagement, une part d’elle-même continuait de se morfondre. Elle s'estimait responsable, et plus elle y pensait, plus elle voyait d'erreurs. Elle était allée trop vite, aurait dû insister davantage sur la complexité de cette technique, sur la dangerosité qui découlait de ce fait pour une genin. Peut-être même n'aurait-elle jamais dû accepter de la lui enseigner en premier lieu. Sans parler du caractère de Toka, si exigeante envers-elle même, qui aurait dû lui mettre la puce à l'oreille.
Mais les regrets ne servaient rien ni personne. Si elle voulait agir, c'était maintenant. En l’occurrence, l’état mental de son élève la préoccupait davantage que son état physique désormais. Toka n’avait pas le profil de quelqu’un qui accepte facilement l’échec, elle l'avait bien compris. Ses standards élevés ne faisaient qu'attiser sa frustration et son désespoir, occasionnant une véritable torture qui la plongeait dans la confusion. En tant que mentor, même temporaire, elle devait lui apporter de nouveaux repères pour l’empêcher d'errer dans cette spirale. Compliqué, puisqu'elle-même se trouvait un peu perdue. Ses qualités d'enseignante étaient très discutables, avait-elle encore le droit de revendiquer ce titre et d'agir en tant que telle ? Son monde était celui de la politique, si cruellement adulte à bien des égards... pas celui la pédagogie. Il y avait plutôt de quoi la conforter dans l'idée d'arrêter, elle n'était pas prête à assumer la charge d'une élève et encore moins d'une équipe.
La Senju se rabroua intérieurement, embrassant le silence. Elle ne pouvait pas laisser ses doutes prendre le dessus alors que Toka avait besoin d'un appui. Le mieux qu'elle puisse faire pour l'instant était de ne pas se laisser déstabiliser tout en se montrant plus vigilante.

Vous ne pourrez pas l'empêcher de bouquiner j'imagine, mais puis-je demander à votre personnel de veiller à ce que Toka ne s’épuise pas en lectures ? A son réveil, elle voudra peut-être reprendre l’étude de sa technique, et comme vous le voyez, elle a déjà fait preuve de son entêtement.

Le médecin afficha son accord d’un hochement de tête, avant de prendre congé. Les trente minutes qui suivirent furent alors placées sous le signe de l'attente, dans l'espoir de voir la genin ouvrir les yeux avant de partir. Ses obligations ne lui permettaient hélas pas de prendre davantage de temps. Heureusement, un faible bougonnement émana en direction du lit alors que l'intendante se trouvait encore dans la pièce. Toka s'éveillait, essayant de parler, mais la fatigue transparaissait dans sa difficulté à articuler pleinement ses mots. La Senju interrompit donc son effort d’un geste de la main.
Garde tes forces, je vais te chercher un verre d’eau.
Elle se glissa alors hors de la pièce pour mieux revenir, quelques minutes plus tard, avec verre d’eau fraîche qu’elle déposa à son chevet.

Tu places la barre trop haut, maugréa-t-elle doucement, d’un air faussement réprobateur. Tu es trop exigeante envers toi-même ! Tu sais ce que dit l’adage, non ? « Le chêne se brise et le roseau plie. »Tu ne dois pas être aussi rigide, Toka.

L’intendante abandonna son faux sermon qui, plus qu'un reproche, l'implorait plutôt de ne plus en arriver à de tels extrêmes. Elle lui adressa alors un sourire qui se voulait réconfortant.

Tu es tout à fait capable de maîtriser cette technique, lui assura-t-elle plus sérieusement. Cependant, tu dois te laisser du temps. Tout le monde en a besoin, même les plus doués. Au lieu de prendre cet échec pour une preuve d’incompétence, essaye plutôt de voir en quoi il s’agit d'une avancée. Tu sais déjà mieux qu’hier ce que tu dois faire et comment tu dois le faire. Rater est une leçon, un voyage enrichissant : celui qui se trompe et qui vit l'effort en apprend plus que celui qui parvient immédiatement à son but. Notamment sur lui-même...

Haruka se leva de sa chaise, près du lit de la genin, pour venir déposer à côté du verre un livre de calligraphie dont la couverture était ornée de symboles élémentaires.

Je ne doute pas que les vertus indirectes du Fuinjutsu t’aideront à comprendre ce point de vue, comme ils m’ont aidée à le faire par le passé. Je te laisse ça là, s'il te vient l'idée d'étudier malgré les recommandations des médecins. Tu n'auras qu’à t’entraîner à reproduire au pinceau les symboles du Gogyo Fuin. Lentement. Puis à énoncer leurs noms et leurs propriétés une fois tracés afin de t'imprégner du sens et de la vision de ces sigles. Rien d’autre, ou tu ne récupéreras pas correctement.

L’intendante se dirigea ensuite vers la porte.

Je reviendrai te voir. Pour l’heure, tu devrais quand même oublier cet apprentissage et te concentrer sur toi. Fais le ménage dans ton esprit et reviens-nous en pleine forme.

En sortant, Haruka s’était retournée pour mieux constater que Toka s’était déjà rendormie. Peut-être n’avait-elle pas été capable d’écouter tout ce qu’elle avait dit, mais ce n’était pas grave. Elles avaient tout leur temps pour revenir sur ces sujets.

Haruka avait pris l’habitude de se rendre à l’hôpital chaque soir après avoir officié à son bureau, afin de faire la lecture à son élève. Une rigueur qu'elle s'imposait sans fléchir, il était hors de question de faire preuve du même relâchement qu'avant l'incident. Bien sûr, cela n'avait pas été facile. Il y avait eu des moments de découragement, des moments d’euphorie, des pleurs...et même un livre jeté par la fenêtre. Mais elle avait été là pour chacun de ces instants. Terribles, mais thérapeutiques.

La genin revenait de loin et, comme espéré, elle s’était nettement améliorée depuis leurs premières sessions de calligraphie. Même si elle ne s’en rendait pas forcément compte. Son mouvement machinal était devenu un geste sûr et précis, presque habité. En esquissant Feu, son pinceau s’élançait impétueusement tel un brasier attisé. En peignant Eau, il abondait de matière et ondulait avec souplesse. Des coups de pinceau qui avaient dessiné un sourire satisfait sur le visage de la jônin.
Chaque tracé avait participé à reconstruire l’image que Toka avait de ses aptitudes, sévèrement écornée par l’incident. En calligraphiant le bois, elle avait pu comprendre qu’elle s’était rompue tel un chêne, stable mais rigide. Comment un séisme avait ébranlé son équilibre, remuant le terreau d’une remise en question. Que son torrent d’incertitudes l’avait entraînée par le fond, maelstrom impitoyable. Que, lentement, un feu s’était ravivé, éclairant ses pensées obscurcies par cet abysse. Restait pour Toka à reforger une certitude sous cette clarté, une volonté de fer inébranlable qui poserait les fondations de la nouvelle jeune fille en train de naître.

Sous le bain des rayons du couchant, teintant la pièce d’un camaïeu d’orange, Haruka l’observait donc dessiner Métal avec grande attention. Sa gestuelle se révéla moins intuitive, sa main plus malhabile et hésitante. Il sembla alors évident que Toka avait désormais besoin de plus pour avancer.

Assez de calligraphie pour l’instant, dit Haruka en refermant le tome de Fuinjutsu entre ses mains.

Elle déploya alors un petit parchemin sur la table d’étude installée dans la chambre d'hôpital pour y entamer une esquisse. Sa main étreignait solidement le pinceau. Son poignet, inflexible, le dirigeait d’une puissante assurance que l’on devinait acquise par l’expérience. Sous cette gouverne, l’instrument produisit des traits d’une droiture parfaite, dépourvu du moindre débordement.

Le métal est un pilier. Il représente l’ordre et la stabilité. C’est un élément pur, le sédiment de la croissance, mais aussi un élément fort, le squelette de solides constructions. Avec lui, on enrichit, on tranche, on structure. Pour percer à jour sa nature, tu dois vivre le processus de sa formation. Le métal émerge des cendres enfouies et digérées par la terre, avant de prendre forme sous le feu de la forge. Cette création n’est pas aléatoire comme la pousse d’un arbre, elle est le fruit d’une volonté, d’une expérience et d’un savoir-faire. Elle ne craint aucune tempête.

Haruka reposa le pinceau, puis tendit le parchemin à son élève. En son milieu trônait le kanji Métal, assemblé de lignes de forces épaisses et millimétrées.

J’ai remarqué la peur qui te tenaille depuis l’accident, Toka. Si tu veux à nouveau tenter de manipuler le Gogyo Fuin, tu devras la vaincre et partir en quête de ton propre équilibre. Ce qui signifie nourrir une confiance éclairée, aussi robuste que le métal. Nous partirons alors sur de meilleures bases.

La Senju lui glissa un sourire volontaire.

Toi seule peux savoir comment y parvenir, mais je serai là. Je te promets que tu y arriveras.

Une obligation qu'elle honorerait à tout prix, ce kanji en était le serment. Peut-être alors que la voir retrouver son audace et s'envoler de la cage dans laquelle elle s'était enfermée serait une réparation suffisante à son manque de précautions. Cependant, surmonter ce traumatisme était une épreuve supplémentaire, aussi avait-elle peur de trop en demander. Après tout, Toka n'avait que 13 ans. Mais c'était précisément en raison de son âge qu'Haruka estimait devoir agir promptement. Dans le cas contraire, la genin grandirait avec un sérieux handicap : sa peur resterait toute sa vie comme un caillou dans une chaussure, bridant ses ambitions et l'empêchant de se développer sainement. La Senju ne pouvait laisser cela se produire par sa faute, d'autant plus qu'elle avait développé une certaine affection pour son apprentie. De son sentiment de responsabilité et à force de visites quotidiennes, était né un instinct protecteur. Elle supposa que c'était cela, être une sensei. Haruka préférait toutefois ne pas le manifester outre-mesure. Par pudeur, de peur que la chose soit déplacée et intrusive, mais surtout parce que Toka avait déjà des gens pour veiller sur elle. C'était à la genin de décider si elle en faisait partie. Pour l'heure, la Senju s'en tiendrait donc à son rôle d'ange gardien situationnel.

La Senju avait bien espéré cette réponse. Loin de son excès de confiance d’autrefois, elle pouvait sentir une certaine fébrilité derrière ses mots face à l’ampleur du défi, alliée à une volonté inflexible d’avancer. Toka était prête. Souriant de ce constat, l’intendante hocha la tête à l’intention de son élève.

Dans ce cas…allons braver le Gogyo Fuiin, répondit-elle en lui adressant un clin d’oeil.

Toka avait dû se plier à un ultime examen durant l'après-midi pour espérer sortir de l’hôpital. Les médecins ne plaisantaient pas avec la santé de leurs patients, surtout lorsqu’ils étaient si jeunes. Aussi se moquaient-ils éperdument d’être en présence de l’intendante : il aurait pu s’agir du Kage lui-même ou du Daimyo que cela n’aurait rien changé. Ici, leur opinion prévalait sur tout le reste, il en allait de la responsabilité de l’hôpital. Haruka s’était donc concertée un long moment avec le personnel médical tandis que le bilan suivait son cours, prenant bien soin de leur expliquer ce qu’elles comptaient faire. Fort heureusement, le rétablissement apparent de la genin appuyé par les résultats positifs de l’examen lui avaient permis d’obtenir un avis favorable ; bien qu’il fût accompagné de lourdes mises en garde et d'incitations à une infinité de précautions.

Ainsi s’étaient-elles retrouvées sur le terrain d’entraînement pour la deuxième fois, exactement au même endroit, devant le même mannequin, sous le même soleil du soir. Haruka n’avait pas voulu se rendre ailleurs. Pour la genin, l’endroit était sans doute encore hanté par l’échec, ce qui était parfait pour contenir ses éventuelles témérités. Mais même si l’aura du lieu faisait son oeuvre, elle ne comptait pas lésiner sur les garde-fou :

Je veux que tu produises uniquement métal, puis chacun des autres éléments un par un. On va d’abord t’habituer à leurs sensations de façon individuelle.

Haruka leva un doigt pour illustrer son propos. Le kanji se dessina alors sur son index au milieu d’une flamme pourpre.

Pense l’apparition de métal de la même manière que tu le ferais sur le papier. Dessine-le dans ton esprit, avec force et stabilité. Tu dois le ressentir. Quant à la flamme, elle doit être violette. C’est le signe que tu arrives à manifester les propriétés dominantes de l’élément.

La jônin fit apparaître les quatre autres signes.

Une fois que tu seras familière avec chacun d’entre eux, nous re-verrons leur cycle d’apparition. Bois d’abord, puis métal pour le neutraliser, lui-même détruit par feu, suivi par eau pour l’éteindre et ainsi de suite. Seulement deux à la fois au départ, puis trois, jusqu'à cinq.

Fermant la main, elle cessa sa démonstration. L'heure de vérité était venue. Le programme s’annonçait long et ardu et si Toka n'y arrivait pas cette fois, elles devraient se rendre à l'évidence : la genin était trop jeune et inexpérimentée pour espérer maîtriser le Gogyo Fuiin. D'autant plus qu'il resterait encore une étape à franchir, qui pouvait être de loin la plus difficile à vivre. L'intendante devrait alors trouver les mots pour la rassurer, mais aussi mettre un terme à toute tentative d'acharnement.
Cependant, elle avait bon espoir que cette fois soit différente, puisqu'elle ne la faisait pas courir avant de savoir marcher. La Senju ne réalisait en effet que trop bien à quel point lui demander de faire apparaître les cinq sigles avait été une folie. Au-delà d’un manque de discernement, elle avait manqué d’expérience en matière d’enseignement. Elle n’était pas un professeur et n’avait jamais vraiment travaillé avec des genin. Un instant, elle s’amusa ainsi du fait qu’elles avaient toutes les deux à apprendre de ces séances. Là où son élève apprenait à la dure une technique d’un niveau bien supérieur, Haruka apprenait à la dure la pédagogie. Une capacité de rang A, à n’en pas douter.

Le Gogyo Fuin était une technique exigeante. Une main, cinq kanji, cela pouvait sembler simple mais c’était tout le contraire. Il fallait comprendre le sens de chaque symbole, respecter un ordre précis pour parachever ce verrou, soutenir dans sa main l’incarnation même de la contrainte et contenir ce poids en un point au bout de ses doigts. Si l’on échouait, le corps était submergé et l’on se retrouvait à subir soi-même les effets que l’on cherchait à administrer. Haruka avait répété ceci à Toka durant son entraînement, encore et encore, afin que l’accident ne se reproduise plus. Elle avait également cherché des alternatives pour travailler son application de façon progressive, plus adaptée au niveau d’un genin. Sans succès. En dehors de la manifestation individuelle de chaque sigle, il n’y avait pas de moyens détournés. Pas de ballons d’eau ou de clones... La pratique du Fuinjutsu était entièrement dépendante de la mentalisation de ses principes et de la qualité des calligraphies, expression physique de ces conceptions. Il n'était que discipline. Autant dire que ce domaine n’était franchement pas fait pour les plus jeunes.

C’est donc avec assiduité et rigueur que s’était déroulé l’entraînement, ou plutôt ce défi, régulièrement ponctué de révisions sur la calligraphie à n’en plus finir, jusqu’à ce Toka se mette tous les soirs à rêver de kanji, à en vomir s’il le fallait. Tout cela devait être profondément ancré en elle. Heureusement, la genin avait supporté ces exercices de façon admirable. Habitée par l’enseignement de Métal, elle s’était pliée sans se plaindre à son enseignement, se laissant façonner par cette forge brûlante. Au bout du compte, chaque flamme du Gogyo Fuiin avait illuminé le chemin de Toka comme autant de lanternes bordant une rue. Au bout d’un mois, qui sembla interminable, la genin était devenue capable de faire apparaître clairement deux sigles à la fois, puis trois, puis quatre, bien que cela lui demande d’importantes ressources. Les regards pétillant de joie qui les avaient accompagnés marquaient autant de victoires laissées sur le sillage d’une confiance retrouvée.

Vint le moment où Métal n’avait plus aucun secret à délivrer. Celui où il ne restait qu’une ultime épreuve pour consolider ce qui avait été appris au terme de ces deux mois : s’essayer à nouveau au Gogyo Fuiin. Elle avait donc invité son élève à prendre un repos de quelques jours avant cet essai fatidique, son corps comme son esprit ayant besoin d’une ferme préparation.

J’espère que ça ira… ruminait la jônin, attendant son élève sur leur lieu habituel de rendez-vous.

Si elle réussissait, elle l'emmènerait pratiquer sa technique sur de vrais sujets. La sensation était bien différente et le lieu où se déroulerait ces applications bien sombre pour une jeune fille de 13 ans, mais  ne pas enseigner la responsabilité qui va de pair avec une telle arme était impensable.

 Un silence s’était abattu sur l’intendante et son élève, ne percevant plus le tumulte du terrain d’entraînement, ni l’écho de leurs propres pensées. Une araignée à 5 pattes, prête à saisir quelqu’un dans sa toile, venait de surgir. Entièrement absorbée dans la contemplation de cette apparition aux nimbes sinistres auréolant les doigts de Toka, Haruka demeurait muette. Il n’y avait pas de doute. Cette aura de néant, cette implacable sentence, il s’agissait d’un Gogyo Fuiin achevé. Du haut de ses 13 ans, du bout de sa formidable résilience, la genin l’avait fait. Elle se le répétait en boucle, comme pour réaliser ce qui venait de se produire, tandis qu’un mot se frayait lentement un chemin à travers sa conscience. Réussi. Elle avait réussi.

La Senju se fendit d’un rictus satisfait. Ce constat résonnait comme un premier cri, et c’était bel et bien une sorte de naissance qui venait de s’accomplir sous ses yeux. Elles avaient travaillé si dur et déployé des efforts si grands pour en arriver à cet instant tant attendu qu’il en paraissait presque irréel. Pourtant ce n’était pas une apparition de conte, Toka tenait dans sa main le fruit de cet incroyable labeur, ainsi que celui de milliers d’autres qui s’étaient essayés au même miracle. Dont la jônin faisait partie. Elle soulevait le poids d’un héritage ancestral, qui avait été la conception longue et fastidieuse de ninja d’un autre temps.

Toka, le nom de la genin sonna soudain comme un brusque retour à la réalité. L’avait-elle vraiment soulevé ? Qu’en était-il de son état ? Sans plus s’attarder sur l’évènement, Haruka s’empressa d’examiner l’expression de son élève, où elle chercha le moindre présage d’un effondrement. Mais elle n’y trouva rien de tel. Au lieu de cela, elle découvrit un regard fier et déterminé.

Tu as réussi, il est parfaitement exécuté, lâcha la kunoichi sans pouvoir retenir un soupir de soulagement.
La jeune fille ne répondit pas, ne semblant pas en revenir elle-même, mais referma sa main pour clôturer la démonstration.
Félicitations, continua Haruka en esquissant un sourire. Te voilà la détentrice d'une technique avancée en Fuinjutsu...pas mal pour une future experte de 13 ans, non ?
Toka avait acquiescé faiblement, encore saisie de stupeur. Elle ne pouvait rien laisser paraître, mais la Senju devinait son bouillonnement intérieur, mélange de joie, de surprise et d’excitation.
Il faudra le reproduire encore quelques fois pour confirmer ce progrès et il reste encore à travailler son application. Mais avant de penser à la suite, il faudrait fêter ça, tu ne crois pas ?

Sur ces mots, l’intendante l’avait entraînée en-dehors du terrain pour la guider vers un lieu plus adapté à des réjouissances. Elle ne l'avait pas exprimé clairement, mais elle était impressionnée. Enfin, son regard avait dû parler pour elle. Au fond, elle se sentait portée par le même flottement nébuleux qui l’avait conduite jusqu’à l’hôpital, quelques mois plus tôt, mais il était cette fois le résultat d’un choc à donner des ailes. Même si la Senju restait convaincue d’être inadaptée à la fonction de sensei, elle savoura sur le moment cette satisfaction particulière du professeur ayant réussi à transmettre son savoir, qui ne la laissait pas aussi indifférente qu’elle ne l’aurait cru. Elle se demanda alors si Shohei avait ressenti la même chose lorsqu’il avait aperçu ces sombres halos au bout de ses doigts.


Toute la soirée, Toka et elle avaient ainsi fêté l’exploit en compagnie de ses parents. La fierté sur leurs visages avait illuminé leur table plus que n’importe quelle bougie du restaurant, et au travers des nombreuses anecdotes qu’ils avaient partagées sur leur fille, ils avaient redoublé de louanges, l’encourageant à poursuivre sa vocation en dépit de leurs inquiétudes dissimulées. Haruka avait hoché la tête. L’avenir de la genin était prometteur, voilà pourquoi elle n’avait pas laissé ses propres inquiétudes interférer dans son apprentissage en se décidant à l’emmener à la prison de Konoha quelques jours plus tard. Endroit où elle parachèverait l’apprentissage du Gogyo Fuiin.

La prison du village était isolée et rigoureusement gardée. Loin de s'apparenter aux pénitentiaires civils, certaines ailes étaient protégées par le secret, strictement interdites, tandis que les autres demandaient une autorisation spéciale dont Haruka avait fait la demande pour elle et son élève. En entrant, une fouille et un examen d’identité auquel même l’intendante devait se soumettre était alors réalisé. Une fois à l’intérieur, la surveillance ne faiblissait pas et les visages des gardiens ne se déridaient pas. Seul un silence glaçant accueillait les visiteurs, parfois dérangé par des gémissements. Ils étaient alors libres d'arpenter des couloirs austères à bien des égards, compte tenu des résidents qui logeaient derrière leurs murs.

La Senju y avait fait réquisitionner une petite pièce où allait se dérouler l’entraînement, dans l’aile la plus tranquille où étaient incarcérés les individus les moins dangereux. Ils étaient assez peu de manière générale, puisque l’on préférait souvent la mort à l’encombrement d’un prisonnier. Ce qui signifiait que la plupart des détenus étaient gardés comme monnaie d'échange, pour être interrogés ou bien...étudiés. Haruka était familière avec ces pratiques autant qu'avec leur antre, pour les avoir observées de nombreuses fois ici-même, avant son investiture. Si elle était donc en terrain connu, Toka, elle, semblait naturellement pétrie d’inconfort et ses interrogations pouvaient se lire sur son visage.
Interdiction de te déplacer seule ici, d’accord ?
L’intendante chercha l’approbation de la genin, qu’elle obtint rapidement. Elle n’eût toutefois pas le temps d’en dire davantage, puisque deux gardiens entrèrent dans la pièce, poussant un homme solidement harnaché sur une civière de transport et verrouillant la porte derrière eux. Visiblement léthargique, il semblait être sous l’emprise de puissants sédatifs. Ses geôliers firent ensuite pivoter son lit à la verticale, à l’aide d’un dispositif dédié, avant de le placer face à l’intendante. L’homme, lui, ne sembla pas perturbé par l’action ni davantage conscient de son environnement.
Haruka s’approcha alors pour relever le haut de son vêtement, tandis que les vigiles se plaçaient aux coins de la salle afin de surveiller leurs faits et gestes.

Le Gogyo Fuiin s’applique sur le ventre, déclara-t-elle simplement pour faire comprendre à Toka que l’exercice se ferait sur le prisonnier. Le centre de malaxage du chakra. Pas ailleurs, sinon il n’aura aucun effet. Ou très peu.
La Senju mima alors l’application en écartant les doigts, puis en projetant son bras en avant, en direction du ventre. Le centre de sa paume se positionna juste devant le nombril.
Le contact doit être maintenu un petit instant, la frappe doit donc être suffisamment appuyée et précise pour l’apposer correctement.
Se redressant, elle dévisagea ensuite son élève et préféra anticiper toute question.
Ne me demande pas de qui il s’agit ni ce qu’il a fait. Tu n’as pas besoin de savoir ça, nous ne sommes pas là pour lui. Chaque soir, nous nous rendrons ici pour pratiquer cet exercice jusqu’à ce que tu y sois rodée. Les gardiens sont au courant, mais tu as interdiction formelle de t’adresser aux détenus des autres cellules, de leur répondre s’ils t’interpellent ou de te balader dans les couloirs. En arrivant, nous nous dirigerons toujours vers cette pièce et nulle part ailleurs, sans détour. C’est bien compris ?

Son ton avait été ferme et peut-être même rigide, mais il en allait de sa sécurité. À Konoha, il n'y avait personne d'assez fou pour accepter d'endurer un Gogyo Fuiin à répétition pour le simple exercice d'une genin. Le procédé était douloureux et brutal : le sceau s'inscrivait dans la chair, occasionnant une brûlure froide qui semblait pénétrer tout le ventre puis se propager dans le reste du corps, sinuant dans chaque vaisseau de chakra. Une étreinte glaciale que certains apparentaient à la mort tant les diminutions infligées se faisaient sentir. Ainsi, même ôtée à l'aide d'un Gogyo Kaiin, le souvenir de cette sensation effroyable perdurait. Autant dire que seules des personnes qui n'en avaient pas le choix pouvaient être soumises à une telle pratique.
À toi, conclut-elle d’un air plus chaleureux.
Dans cette pièce, il n'y avait plus de jeune fille, plus d'enfant. Uniquement une ninja et ses devoirs. L'acte demandait une précision qui ne devait pas être troublée par des considérations morales. Ainsi, si l'explication des conséquences du Gogyo fuiin n'avaient été que pure abstraction jusqu'à présent, Toka allait devoir se confronter à leur réalité pour le moins douloureuse, jusqu'à se familiariser avec elle. Les ninja étaient amenés à tuer, à torturer, à causer de la souffrance. Aussi terrible que puisse être cet enseignement, elle devait apprendre à franchir ce pas afin de ne pas hésiter au moment décisif.

 Toka avait répété ce geste de nombreux soirs. Elle s’était accoutumée aux cris du prisonnier, aux visages fermés des gardiens, aux couloirs sombres et froids. La capacité humaine à s’adapter à tout par habitude était aussi pratique qu’effrayante. En normalisant un acte, en le répétant souvent, arrivait un point où l’on pouvait ne plus rien ressentir. Fût-il trancher une gorge ou partager sa couche avec un vieux noble généreux. Nombreuses étaient les choses que l’on pouvait ainsi supporter, voire même baptiser justice, droit ou obligation lorsqu’on les drapait de buts et de devoirs. Le pouvoir de la norme était une arme capable de renverser les repères de l’esprit, quand bien même un geste lui paraissait initialement rebutant.

Haruka trouvait cela aussi triste que fascinant, se trouvant bien incapable de trancher entre les deux. Voilà un moment qu’elle ne savait plus où se situait le moral et l’immoral : elle s’était pliée à tant de choses abjectes qui semblaient paver le quotidien d’un ninja. Elle avait même pris goût à l’acte de tuer, aux chorégraphies d’une précision létale, qui constituaient des performances de haute technicité. Oui, il ne s’agissait plus que de performances, détachées de tout. Néanmoins, son esprit aliéné par cette routine sanglante avait connu un certain repos depuis qu’elle était à l’intendance. Ici, la norme était devenue un bain paisible, laissant poindre de petites voix au fond d’elle même : le regret, ainsi qu’une certaine sensibilité la souffrance d’autrui qui la saisissait en ce moment-même. Devait-elle appeler cela une cure ou une faiblesse ?

Très bien, conclut-elle en regardant Toka achever son Gogyo Fuiin sur le ventre meurtri du détenu. Tu as pris le coup… ton entraînement est terminé.
Prise de court, la genin sembla surprise. La phrase avait été lâchée soudainement et bien sûr, Toka ne pouvait pas comprendre pourquoi.
Tu m’as bien entendue, sourit la Senju. C’est fait. Tu maîtrises tous les aspects de cette technique et je n’ai plus rien à t’apprendre.

La jeune fille prit un instant pour se remettre de la nouvelle. La ligne d’arrivée était un point que l’on ne voyait pas se rapprocher lorsque l’on était concentré sur ses exercices. Suite à quoi elle jubila finalement en regardant sa main : Toka se sentait puissante, Haruka pouvait le lire sur son visage. Un visage qui était devenu bien familier suite à ces nombreuses séances.
La Senju n’avait pas prévu l’arrivée de la jeune genin dans sa vie, ni son affection pour cette dernière. Elle ne réalisait pas encore très bien ce que cela impliquait ni où cela la mènerait, elle qui n’avait jamais eu à protéger qui que ce soit à part sa propre personne. De l’avis de sa famille et de l'éducation qu’elle avait reçue, protéger quelqu’un était un poids et une faiblesse. Mais pour cela comme pour tout le reste, ils ne détenaient qu’une part infime de la vérité. On ne pouvait pas toujours raisonner en pertes et profits, certains gains outrepassaient une telle logique. Ainsi, si cette affection avait pu passer pour une charge au début, à présent, elle se sentait renforcée par ce sentiment. En ayant vraiment quelqu’un à défendre elle ne pouvait que mieux protéger le village, mais surtout… son existence, remplie de tout ce savoir-faire mortel, se rendrait finalement utile à autre chose que servir des intérêts.

Sortons d’ici, dit-elle en invitant Toka à la suivre. Allons profiter de la fin de cet entraînement !