Yosai Umi Da, la Forteresse Flottante [Feat Junko]

Le port d’Uzushio disparaissait lentement dans le sillage de l’Atarashi, peu à peu absorbé par le soleil du soir, tandis que le navire filait vers le Sud-Est du Sekai. Bientôt, les passagers ne pourraient plus distinguer le chant des goélands pleurant au-dessus de la ville. Bientôt, il n’y aurait plus que le calme d’une mer d’huile et les ténèbres grandissantes de la nuit.

S’arrachant à la vision de sa patrie qui s’éloignait inexorablement, la dame reporta son attention sur son compagnon de route, qui s’affairait à toutes sortes de manœuvres depuis qu’ils avaient largué les amarres. Elle observa silencieusement ses mains qui tiraient sur les cordages et réglaient les voiles, se demandant vaguement ce qui pouvait conduire un shinobi comme lui à apprécier autant la navigation. Après tout, ne pouvait-il pas manipuler les éléments en sa faveur ? Elle imaginait sans mal qu’un homme de son talent fût capable de gonfler les voiles d’un simple Futon ou de faire s’écarter l’eau sur le passage de la carène. Mais c’était certainement bien mal connaître Masamune Sanada que de l’imaginer dans ce rôle. Le jeune homme semblait très attaché à l’idée que le chakra n’était qu’un prêt de la Nature. Alors comment aurait-il pu commander aux éléments d’aller contre la Nature elle-même ?

Le temps passa doucement et, à voguer ainsi, Junko en oublia presque qu’ils étaient en mission. Mais le chûnin la rappela bien vite à la réalité, lorsqu’il se mit à lire un extrait de l’œuvre du vieil Arpenteur qu’ils avaient laissé derrière eux. Elle ferma doucement ses paupières et se laissa porter par la voix du jeune homme.

« Tu vas lui demander de t’enseigner le Suiton ? » demanda-t-elle finalement, après un moment de flottement pendant lequel les mots de Sanada se perdaient dans l’espace. Elle se redressa, plongeant son regard dans celui du garçon. Ce n’était pas l’objectif de leur mission, mais, à sa place, elle ne s’imaginait pas passer à côté d’une telle occasion. C’était comme si elle rencontrait, là-bas, une sommité du Fuinjutsu. A vrai dire, ça lui était déjà arrivé en mission, d’une certaine façon… Et elle avait appris à maîtriser le sceau le plus puissant qu’il lui soit donné de voir. Elle eut un sourire, plus pour elle-même qu’autre chose. Sanada devait bien y avoir pensé, lui aussi. Le texte était univoque : tous les individus pouvant atteindre l’un de ces temples pouvaient y recevoir l’enseignement du gardien. « Personnellement, je crois que tu devrais le faire. L’Arpenteur peut bien attendre quelques jours de plus, après tout, cela fait déjà plusieurs années qu’il cherche le bâton du Sage. » De son côté, il semblait évident qu’elle ne prendrait pas part à cet enseignement. Il fallait savoir s’avouer vaincu parfois, et son talent résidait ailleurs, à l’évidence, bien loin de son affinité primaire.

Rapidement, l’odeur du poisson finement grillé lui ouvrit l’appétit. Sanada était non seulement un navigateur hors pair mais également un hôte remarquable. Heureusement, elle avait anticipé ce moment en tête-à-tête et n’était pas venue les mains vides.
Alors, elle sortit de son paquetage un coffret scindé en trois, fermé d’une plaque de bois laqué, qu’elle déposa devant le capitaine de l’Atarashi. « Si tu le veux bien, j’aimerais te faire goûter la shōjin ryōri, telle qu’on la pratique au Myōshin-ji. » Elle souleva le couvercle, révélant le contenu du premier étage de la boite. A première vue, il ne contenait rien de très alléchant. Il fallait dire que le Myōshin-ji imposait le végétarisme et, par conséquent, les multiples cases du bento suprême étaient remplies de racines et de végétaux en tout genre, certes travaillés par la jûnin, mais qui pouvaient rebuter les amateurs de chair animale. En outre, elle avait bien veillé à respecter les règles imposées par cette cuisine propre aux moines de son temple, et l’on retrouvait donc les cinq couleurs, les cinq saveurs et les cinq types de préparation imposés, harmonieusement disposés.

Pour celle qui vivait irrémédiablement seule, cuisiner pour un autre avait une saveur toute particulière ; un geste qui n’avait rien d’extraordinaire pour bien des mères, mais qui témoignait de toute sa sollicitude à l’égard du Masamune. Elle lui était redevable de nombreuses choses, à l’évidence, et peut-être même de sa réconciliation – au moins spirituelle – avec les siens.

Elle sentit son ventre se nouer, dans l’attente de son verdict.