Rencontre avec un clou [feat Kirai]

Les mois passaient les uns après les autres et sans cesse Long She grandissait. Tout se passait tellement vite que Yu n’était pas passé à l’Auberge de la Grue Noire voilà un moment. Parler avec Guren lui manquait. Le gérant était devenu l’homme de confiance de Yu pour tout ce qui avait trait aux affaires dans la région. Il était rapide, efficace et, de par son passé d’ancien bandit, savait flairer les bonnes affaires. Une bien belle qualité pour le Serpent-Dragon. Arrivé dans son bureau de l'Auberge de la Grue Noire depuis une heure environ, le Zhao se dirigeait vers la grande salle de la taverne depuis un accès extérieur. Il aimait passer du temps en tant que client, pour observer furtivement l’évolution de la populace qui fréquentait le lieu. Sa façon à lui de prendre la température.
Guren le remarqua tandis qu’il entrait vêtu de son simple kimono, la chaîne de son kusarigama lui ceignant la taille et la faucille calée dans son dos. D’un signe de tête, ils se comprirent. Le tenancier ne versa pas l’habituelle rasade de pur malt de la cuvée spéciale. Aujourd’hui était un jour sans. Ils firent comme s’ils ne se connaissaient pas tandis que Yu se dirigeait vers le comptoir. L’auberge était remplie des scélérats habituels qui écumaient la région. Ils étaient bien plus polis et moins arrogants que la première fois que le Zhao était venu ici. C’était normal après tout. Le Serpent-Dragon les avait tous mis au pli. Il y avait aussi des marchands et leurs escortes et… tiens. Un sourcil intrigué se dessina sur son visage.
Qui était donc l’individu accoudé au comptoir quelques mètres sur sa gauche ? De prime abord, on aurait pu croire à un cure-dents sur pattes. Un petit mètre… soixante-dix ? Quinze à tout casser. Et une impression de légèreté liée à un régime en protéines faible voire inexistant. Sa peau était pâle et ses mains tenaient un verre comme si elles se cramponnaient au peu de vie qu’il restait encore dans ce corps. Intrigant. Guren ne devait pas pour habitude d’avoir des vivants aussi proches de la mort pour clients. Enfin… Pas proches comme ça mais bon. Vous me comprenez. D’ailleurs, le v’là qui récurait un verre avec un torchon sale en le lorgnant du coin de l’œil puis en regardant Yu de manière fixe quelques instants.
Si ce type-là avait pu s’asseoir au bar sans se faire embêter par quiconque, il était… spécial. Et sans aucun doute dangereux. Jusqu’ici, tous ceux qui connaissaient l’endroit savaient que pour aller au bar et y commander, il fallait être autorisé. C’était comme ça. Une règle tacite. Commander à table et se taire ou… faire le fanfaron au bord et voir sa vie se raccourcir. Peut-être que le clou humain agrippé à son verre ne connaissait pas la règle ici… Ce n’était rien. Sans doute une erreur.
Yu commanda un thé froid et savoura l’amertume du breuvage en silence. Au bout de quelques instants, ses yeux se posèrent sur l’épaule de Kirai tandis que sa tête se tournait dans sa direction. Le Zhao fit mine de n’être qu’un gros bourrin plein de muscles parmi tant d’autres.

« Enchanté, je m’appelle Yu. Je peux vous offrir à boire ? »

Son sourire faussement empreint de sympathie était gravé sur son visage. Le Zhao savait très bien qu’un client seul, maigre comme un clou, et que personne n’était venu ennuyer sur sa chaise transpirait le danger. Il suffisait juste qu’il détermine quel type de danger. Un danger avec lequel il pouvait faire affaire, un danger de passage ou bien un des nombreux individus qui se croient être de réels dangers et qui finissent dans l’estomac des porcs de Guren pour permettre à celui-ci de payer moins cher en frais de nourriture.

L’abrupte réponse du Chapelier de Suna faillit prendre Yu de court. Sa mine habituellement si neutre se figea un instant et une lueur de surprise aurait pu passer dans ses yeux si le Dakuwanda ne s’était pas ensuite fendu d’un sourire. Lui offrir un verre à lui ? Voilà bien longtemps que personne ne lui avait proposé cela. La crainte de mal finir sans doute. A ces mots prononcés un peu verre, l’ambiance dans la salle se figea un instant, ce à quoi Yu mit un terme en levant en l’air quatre de ses doigts sur le comptoir avant de les y reposer. Guren s’approcha d’eux, impassible, et Yu lui commanda un second thé, quasiment identique au premier mais avec quelques notes moins amères et une rondeur inhabituelle. Ce que prenait son interlocuteur ne l’intéressait pas. Ce qu’il voulait savoir était plutôt la raison de sa venue ici. Etait-ce un de ces nombreux ninjas indépendants qui parcouraient le pays ? Cela aurait pu être plus que probable car les ninjas de villages étrangers ne venaient que rarement dans ce coin. En plus de cela, Yu se faisait régulièrement informer si certains étaient de passage près des terres de Long She. Un déserteur ? Possible mais pas certain là encore. Les types dans ce genre ne faisaient pas de vieux os et n’arrivaient pas si facilement aussi loin de leur village natal.

« Merci Guren, lâcha Yu en trahissant le prénom du tenancier qui le regarda et lui décocha un signe de tête. Et merci à vous… Kirai. Pour ce verre et pour votre compagnie. »

Ses lèvres se portèrent sur le breuvage que venait de poser Guren et il savoura le liquide froid en déglutissant lentement, appréciant le silence de l’instant. Reportant son regard sur son camarade de boisson, il le toisa de haut en bas. Dégingandé certes mais quelque chose de martial trainait là-dessous. Le Zhao en aurait mis son kusarigama à vendre tellement il en était sûr. Aussi, par prudence et par professionnalisme, parla-t-il simplement de ses affaires en ce lieu.

« Je suis ici pour le travail. Cela m’arrive assez régulièrement de venir par ici pour me reposer. Et vous ? Qu’est-ce qui vous amène dans ce trou perdu ? »

Trêve de reniflements. Le dénommé Kirai allait devoir se dévoiler un petit peu plus à Yu. Pourquoi ? Parce que sinon il serait catalogué dans la liste des menaces potentielles de passage dans la région et donc le Zhao se verrait obligé de prendre des mesures. Une filature pour commencer puis peut-être une fouille du logement identifié du shinobi en présence. Juste histoire d’être sûr. Il savait que ce n’était pas très poli mais Long She était ici pour faire du business et en tant que Bâton Rouge de l’organisation, il ne pouvait pas laisser le moindre risque gêner leurs activités. Laisser les petites frappes du coin s’en charger risquait de rendre la situation plus inconfortable que de raison. Mieux valait s’en charger lui-même au détour d’une bonne discussion. Yu ne savait pas si le shinobi en face de lui percevait le risque qu’il encourait mais son instinct lui disait que oui. Et c’est bien ce même instinct qui lui disait de se méfier autant.

Finissant son breuvage en une grande lampée finale, il s’essuya le coin des lèvres avec le napperon posé à côté de sa tasse. Délicieux. Ce thé était tout bonnement délicieux. Yu surprit un regard amusé de Guren. Il avait sans doute changé un ingrédient ou une étape de préparation mais c’était son meilleur essai jusqu’ici. Yu libéra son pouce gauche qui pointa vers le ciel tandis qu’il se redressa et inspira longuement.

De la réponse de Kirai allait découler la suite de la soirée. Mieux valait qu’elle soit constructive.

Un type comme le clou au chômage ? Yu souleva un sourcil, visiblement surpris. Il ne croyait pas trop à cette histoire. Les types qui respiraient le danger, ça le connaissait. Alors être au chômage pouvait avoir plusieurs significations. Pas de contrat ou de mission à date. Plus d’employeur donc une potentielle désertion. Ou un lot de mensonges distribué comme une offrande à qui voudrait bien l’écouter. Le type continuait son discours en signalant qu’il avait eu des soucis avec les autorités de son village. Konoha ? Uzu ? Suna ? Si c’était vrai, il n’avait qu’à faire jouer leurs informateurs et il aurait une réponse assez rapidement, pour peu qu’il garde l’individu sous le coude le temps de vérifier. Son sens de la phrase lui rappelait un peu un certain Kamiko. Yu avait un peu de mal avec ce genre d’individus. Ils allaient toujours fleurir à outrance leur discours pour témoigner soit de leur érudition, soit de leur vanité. Soit des deux. Enfin c’était son point de vue. Avoir une langue bien pendue pouvait aussi se révéler efficace dans certaines occasions.

Par contre, la mention du prénom Mamushi faillit le faire s’étouffer avec son thé. Faillit. Il déglutit juste un peu plus lentement qu’à l’accoutumée et reposa sa tasse. La chaîne qui lui servait de ceinture finirait probablement autour d’un cou si la discussion continuait à le surprendre ainsi. En tant que Hung Kwan de l’organisation du serpent-dragon, toute mention de leur existence à des inconnus qui ne lui était pas reportée ou du moins pour laquelle on ne le prévenait pas constituait un risque potentiel majeur pour l’existence de leur triade. Un certain Shirogane allait donc avoir une discussion un peu plus poussée pour justifier ses agissements. Dans un futur proche. Oui. Très proche.

Pour l’heure, le Zhao se contenta de découvrir un sourire empreint de confiance et, pointant du doigt Guren, il se désigna ensuite ainsi que son partenaire de boisson avant de mimer deux doigts qui partaient en balade vers la partie serveur du comptoir. Le message était clair.

« Ah. Vous cherchez donc du travail ? Intéressant. Et vous me dîtes que votre vieil ami… Comment déjà ? Mamushi, vous a soufflé qu’il y en avait par ici ? Tailleur c’est cela ? Venez, allons-en discuter dans mon bureau. C’est par là. Passez devant je vous en prie. »

Il pointa du doigt la porte de service que Guren venait de découvrir en déplaçant un rideau. Généralement, ils y emmenaient les clients en affaire avec eux. Où ceux qui n’allaient pas tarder à ne plus jamais faire d’affaires de leur vie. Pour faire partie de la première catégorie, on venait généralement ici avec une carte de visite. Si Mamushi n’en avait pas donné, quelque chose clochait. Yu allait évaluer le degré de menace ou non. D’un signe de tête vers Guren, il lui signala qu’ils suivraient donc la marche classique. Un coursier allait partir dans quelques instants prévenir Wei des évènements. Rien de surprenant pour elle. Ce genre de problèmes était réglé par Yu à chaque fois. Se levant à la suite de son invité, il le rejoignit et ils franchirent la porte. L’habituelle arrière-salle de l’Auberge de la Grue Noire les accueillit donc. La réserve était toujours marquée par cette odeur d’alcool renversé et de sang. Les piliers aux dragons enroulés ornaient toujours la pièce, plus majestueux que jamais. Le trône de bois ouvragé, toujours vide, les observait en silence. Une table avait été dressée entre eux et le trône, deux chaises y étant attenantes. Deux verres étaient posés sur la table ainsi qu’une théière et une bouteille d’un saké d’exception dont Yu avait récemment fait l’acquisition. Laissant Kirai entrer dans le grand espace, Yu attendit que la porte ne se referme derrière lui et, observant Kirai arpenter la pièce, l’invita d’une main à s’installer sur la chaise dont l’assise donnait sur la porte d’entrée.

« Que vous a donc dit votre vieil ami sur le travail que vous pourriez trouver dans la région ? fit-il en insistant légèrement sur le terme vieil ami. »

Le ton de Yu était clairement plus sec que dans la pièce précédente et l’ambiance n’était certainement pas détendue. Il voulait des réponses. Et il les aurait. Dusse-t-il les obtenir contre la volonté de son interlocuteur. Si cet homme était bel et bien un ami de Mamushi, c’était un Sunajin et il aurait donc des éléments pour prouver ses dires. Traverser la moitié du Sekai pour mettre en péril leur organisation était hautement improbable. Pas impossible mais improbable. Aussi, Yu ne posa pas tout de suite son séant sur la chaise et resta-t-il dans l’entrée, barrant la seule issue connue du lieu. A chaque clou son marteau comme on dit.