La Voie de la Faux et du Silence

L'eau tonne.
Le ruisseau gonfle.
La mer, immense et calme, trône.

Yu s'était levé au milieu de la nuit, pris d'un stress pareil à nulle autre crise qu'il n'eût connu dans sa vie. La raison de tout cela? Sans doute son combat et celui de Wei avec Sachi, sa soeur, il y a quelques semaines de cela. Les évènements repassaient en boucle dans sa tête et il savait que malgré leur victoire il avait encore un long chemin à parcourir. Son entraînement, supposé fini avec son grand-père, n'était en fait que le début d'un long chemin pour trouver la Voie. Le Dao. Les arts martiaux étaient toute sa vie et il venait de réaliser qu'il devait encore se parfaire dans ceux-ci. Devenir plus fort, aller plus vite, frapper plus précisément. En l'état, de nombreuses imperfections parsemaient encore son style de combat.

Cette nuit, il avait décidé de commencer à les gommer. Et cela commencerait pas son style de combat au kusarigama. Ses mouvements contre Sachi avaient été trop lents et Wei avait rapidement été en danger. Il s'en voulait de ne pas avoir été autant à la hauteur que ce qu'il aurait fallu. Le souvenir serait impérissable. Soit.

Se dirigeant vers son dojo personnel dans une cavité creusée à même le Pic des Géants, Yu ramassa sur le chemin son kusarigama qui l'attendait dans un autel où étaient rangées de nombreuses armes d'entraînement. Long She progressait à un bon rythme. Bientôt, ils auraient la force de s'emparer d'une région. Acquiesçant comme s'il se parlait à lui-même, il entra dans l'aire d'exercice, un grand carré de tatamis dans une salle de deux cents mètres carrés et se mit à faire tourner la chaîne au bout de laquelle pendait une faux.

Le pendule cliquetant de l'acier.
Le sifflement de l'air.
Le glissement de la lame sur la chair.
La Voie de la Faux.

Yu fit tourner ostensiblement la chaîne et la faux autour de lui en cercles de plus en plus grands. Il souhaitait redécouvrir l'outil ou plutôt l'arme qu'il maniait au quotidien depuis tant d'années. Son poids, la vitesse qu'il pouvait lui donner. L'inertie de l'objet lui procurait une sensation d'ivresse terrible. Il y avait quelque chose de mystérieusement poétique dans le fait de faire tournoyer encore et encore la faux et le poids. Yu n'aurait pas su dire quoi mais quelque chose dans le fait de s'entraîner jusqu'à réduire le mouvement à son essence, à la technique, avait une dimension quasi-artistique. Peut-être une forme de recherche de la perfection en réalité. S'abandonnant au mouvement de son corps, le Zhao continua à faire tourner le poids quelques instants puis finit par l'envoyer sur un des mannequins de la salle d'entraînement. D'un mouvement sec du bras, il secoua la chaîne pour rendre la trajectoire imprévisible et regarda le mannequin se fissurer à l'impact du poids.

Ce n'était pas suffisant. Non, c'était même loin d'être suffisant.

Le vent souffle.
Les arbres plient.
La vallée, triste et amère, souffre.

Yu venait de remettre en place plusieurs mannequins d’entraînement en bois pour poursuivre son entraînement et évacua dans la foulée les éclats de bois parsemant la pièce. Il en profita pour commencer quelques exercices de respiration pour se calmer. Il n’avait pas besoin de se précipiter. Il fallait qu’il trouve son rythme, sa voie, son chemin. La route était longue et les dangers qui la bordaient étaient potentiellement tous mortels mais il avait foi en lui, en toutes ces années d’entraînements. Il n’avait plus l’âge et certainement plus le droit de vivre dans la peur. Il se devait d’être fort. Invincible. Pour eux. Pour elle.
Ses mains reprirent encore les mailles d’acier et ramenèrent dans un cliquetis la chaîne pour former d’élégants boucles. Il n’avait pas besoin d’élégance pour ce jutsu, il n’avait pas besoin de vitesse. Il avait besoin d’efficacité. Son maniement du kusarigama était tel qu’il savait comme pour beaucoup de choses dans la vie que le mieux était l’ennemi du bien. Aller plus vite ? C’était perdre en tranchant. Être plus imprévisible ? C’était prendre le risque de s’emmêler les pinceaux en combat. Tout était question d’équilibre. Il fallait trouver un équilibre savant dans tout ça. Laissant choir le poids, il regarda son environnement.
L’aire d’exercice était immense, parfaite pour s’entraîner sans être dérangé, loin de leurs quartiers personnels. Laissant son regard se perdre, ses yeux revinrent sur les immobiles mannequins de bois sur lesquels se reflétait la blancheur de la lune. Fermant les yeux, il se remit à doucement faire tourner le poids en alternant les va-et-vient du métal dans ses mains.

La froide quiétude de la nuit.
Le discret bruissement de l’acier.
L’hypnotique danse de la lame.
La Voie de la Faux.

La lourde masse d’alliage fer-carbone continuait sa danse circulaire, tendant les maillons d’acier et permettant à l’air de susurrer ses douces vibrations. Il avait toujours connu son arme. Depuis son plus jeune âge. Douter de son poids ? Vérifier son inertie et sa vitesse ? Il s’y était mal pris. Il savait déjà tout cela. C’était gravé en lui. Accélérant la chaîne petit à petit, il se mit à avancer doucement devant lui, petits pas après petits pas. La musique de l’air le porta tandis que l’air frais de la nuit le revigorait et aiguisait ses sens. Il commençait à la percevoir. La Voie. Celle de la Faux. Tel un artiste en quête de son but, il commença à onduler du bassin tel un serpent, faisant suivre ses bras autour de lui dans une danse envoûtante. Son corps bougeait de lui-même et il se sentait très léger. Porté par son mouvement, ses mains imprimèrent des pressions subtiles dans la chaîne et le poids siffla tel un crotale en direction d’une des cibles. Le mannequin, s’il avait eu des yeux, aurait sans doute été surpris par ce revirement brutal du métal qui avait, comme pris d’une volonté propre, changé de trajectoire. Assez surpris pour voir la masse s’écraser contre le bois dans un violent choc qui de nouveau projeta des morceaux de bois et de la sciure dans toute la pièce.

Ce n'était toujours pas suffisant. Mieux. Bien mieux. Mais pas encore parfait.