Un ciel si bas qu'il fait l'humilité [PV Chinoike Tsumi]

Une brise constante soufflait les molletonneux nuages vers l'Ouest. D'une rafale, la cime des arbres ployait comme pour une respectueuse salutation avant de reprendre leurs légères oscillations méditatives. Sur les piques rocheux culminants au-dessus des nuages, la région de Suzumi méritait vraiment son nom. Du haut des vallées alentour s’écoulaient le puissant fleuve blanc, des nuages dont la course lente jusqu'au creux de Suzumi formaient le spectacle que Kenjirama aimait tant. Le spectacle de cette vallée submergée comme par une neige impalpable créait une sensation d’apaisement rare. Il pouvait l'observer de jour comme de nuit avec la même tendresse. Secrètement, il aurait pu s'imaginer vieillir sur l'un de ces piques, une petite maison coincé entre deux rochers, pour vivre cet isolement idéal, loin de tout et pourtant au cœur de ce territoire qu'il chérissait.

Son esprit s'évadait parfois à vouloir recomposer le triomphant domaine de ses ancêtres, loin là-bas, sur le continent. Mais il finissait toujours par trouver plus de poésie dans cette péninsule montagneuse dont le relief était une éternelle redécouverte. Il pouvait repasser dans une même région et s'étonner d'une vallée mystérieuse ou d'un nouveau paysage sur lequel il n'avait pas encore posé les yeux. Seul Funaka lui semblait aujourd'hui cruellement familier... Et mélancolique.

Il venait d'enterrer son père.

Kenjirama sentait dans sa poitrine un poids, celui de la culpabilité. En quelques jours, le monde lui était tombé sur les épaules et les montagnes faisaient résonner l'écho d'une solitude nouvelle. Kaneda, son mentor, avait pris à sa charge l'enterrement du défunt chef de clan. Sa lourde main s'était posé sur l'épaule de Kenji'. Il lui avait soupiré qu'il prendrait sur lui le poids des cérémonies. Si maigre en fut le réconfort, il se trouvait ingrat de ne pas avoir refusé. Son père, quand bien même n'étaient-ils jamais d'accord sur rien, méritait les marques de respect que ses enfants lui devaient. Il s'était pourtant retrouvé là, à ne savoir que dire, à part remercier sombrement son cousin et rester là, bras ballants, devant la dépouille mortelle de son père, blanc comme la neige.

Une semaine s'était écoulée et il s'en remettait... lentement... Kaneda lui fut d'un secours qu'il ne pourrait jamais égaler. Il figurait l'un des derniers membres du clan, rescapé de la nuit noire de l'an -33 qui leur avait presque tout pris. Lui seul était capable de supporter un tel manque sans broncher. Il semblait pouvoir résister à tout. Et Kenjirama, là, face à cette mer de coton, se sentait vide et incapable. Il aurait peut-être dû tenter d'agir pour mettre en déroute les assaillants qui en voulaient au vieux forgeron... Aurait-il pu, lui, tous les pourfendre comme son père l'avait fait ? Il fallait bien une force de la nature comme son père pour réussir un tel exploit. Mais, maintenant, il lui incombait, à lui, de faire preuve d'un tel dévouement et d'une telle puissance pour protéger son clan des mêmes dangers ? Le pourrait-il ? Ses questions lui donnaient plus le vertige que le paysage lui-même...

Serait-il un chef de clan aussi redoutable ? Il se revoyait, élever le ton face à son père, pour des sujets qui lui semblaient aujourd'hui bien dérisoires... Quel fils ingrat était-il ? Stupide et obstiné, destiné à prendre la suite d'un homme rigoureux et si sérieux... Il lui semblait comprendre la mesure dont son paternel composait chacune des paroles et de ses actions. Mais atteindrait-il jamais cette sagesse qu'il lui semblait découvrir seulement ? Kenjirama soupira. Son souffle s'expira dans le vent et la condensation qui s'en échappa forma un nuage trouble qui se dissipa avant de pouvoir rejoindre ses congénères, plus bas dans la vallée.

Il continua de se triturer l'esprit, seul sur son piton rocheux. Deux jours plus tôt, il avait pris sa décision. Il avait rassemblé les membres éminents de la famille et s'était décidé à prendre en main son rôle. Son mentor serait attribué à la protection du domaine, s'assurant que tous les membres du clan soit en sécurité. Différents cousins et membres du clan seraient affectés aux missions ou à la sécurité selon ses directives. Quant à son frère, il lui décerna le rôle d'intendant. Les responsabilités revenaient toujours aux descendants de l'ancien chef. Toutefois, lui comme son frère était encore jeune pour assumer ces responsabilités. Si les membres du clan en était resté silencieusement respectueux, il ne doutait pas que certains d'entre eux pouvaient nourrir des doutes, voire de la rancœur de ne pas avoir été consulté ou mêlés aux responsabilités. C'était pour Kenjirama un risque à prendre. Puis, comme il l'expliqua, il avait décidé d'entreprendre ce voyage en solitaire pour enquêter sur l'origine des assassins de Tetsu et faire courir le bruit que le forgeron Sasorotenzû s'en était allé à Uzuschio... Décision que son obstination naturelle parvint à protéger des contradictions naturelles de ses aïeux. Mais n'était-ce pourtant pas là la preuve qu'il n'était pas prêt à diriger ?

Cette incertitude légitime lui restait en gorge. Tous ces arguments pourtant logiques qu'on lui avait opposé n'avaient pas pu entamer sa détermination. Ne risquait-il pas d'y perdre sa place de chef en ignorant ainsi les conseils de sa famille ? Et s'ils ne respectaient pas ses instructions jusqu'à son retour ? Ou s'ils l'accueillaient avec des demandes de destitution ? Et si d'autres attaquants s'en prenaient à eux pendant son départ ?

Il se prit le visage entre ses mains et masqua ses larmes qu'il avait tant restreintes depuis le décès de son père. Il se laissa ainsi quelques instants pour évacuer toutes ces émotions qui l'écorchaient de l'intérieur. Il ira jusqu'au bout de son voyage, tempêta-t-il intérieurement, et reviendrai avec la satisfaction d'avoir semé les graines de la désinformation nécessaire pour égarer les poursuivants du forgeron.

Depuis son départ, il avait joué les imbéciles en prétendant rechercher le forgeron auprès de ses principaux clients. En prétextant une dernière commande n'ayant pas été respectée, il justifiait ainsi sa propre recherche et pu constater que la rumeur de sa fuite s'accordait aux faits que des étrangers étaient à sa poursuite. Comme prévu, son atelier avait été attaqué et brûlé par les assassins de Tetsu. Le forgeron regrettait y avoir perdu ses outils mais ne doutait pas d'en retrouver de nouveaux grâce à la discrétion du clan Ryubeï. Toutefois, cela attendrait. Ayant ainsi pris la mesure de la situation et s'exposant comme prévu, il avait ensuite joué les innocents en lançant lui-même la rumeur que le forgeron s'en était allé discrètement pour fuir d'anciens créanciers.

Ainsi se trouvait-il ici aujourd'hui, sur la route du continent, pour prétendre descendre jusqu'à Uzuschio et répandre la rumeur du départ du forgeron auprès de toutes ses anciennes connaissances. Une mission pour le moins inhabituelle et dont le résultat serait incertain, tant les zones d'ombres masquaient les pistes à suivre pour égarer les commanditaires de la vendetta. Kenji' resta ainsi de longues heures sur son rocher, à méditer sur sa situation.  

Kenjirama eut comme un frisson. Le vent siffla inhabituellement avant d’être succédé d’un puissant rugissement qui déchira le ciel. Il bondit sur ses jambes, la main prête à défourailler son katana. Lorsqu’il entraperçut l’origine d’un éclair, non-loin en contrebas. Le tonnerre avait soudainement écarté les nuages sur son passage et sa source continua d’émettre plusieurs arcs avant de laisser la vallée en répercuter l’écho au loin. Une nuée d’oiseaux s’envola au passage, effrayé par un tel déchainement du ciel. Kenjirama resta un instant stupéfait par une telle détonation alors qu’il s’était épris de la calme contemplation dont la région le récompensait. Ce brusque changement le laissa quelques secondes circonspect avant qu’il ne se décide à saisir son baluchon et sauter de roches en roches pour une descente éclair vers la terre ferme.

Il dégringola avec habileté du piton rocheux où avait trôné ses idées noires et ses appréhensions. Elles y restèrent pendant que lui parcourait avec enthousiasme et curiosité la distance qui le séparait de la zone d’impact. Un tel éclair n’avait rien de naturel et ne pouvait que gagner à être dévoilé. Il en oublia la raison de son voyage tant l’évènement lui fut inattendu. Arrivant au bas de la falaise, il bondit d’un éperon rocheux par-dessus une rivière pour se réceptionner dans les arbres de l’autre côté.

Il cavala entre les branches et reprit sa course, non-plus verticale mais, vers son horizon. Quelques centaines de mètres, si pas plus, restaient à parcourir et il craignait de foncer tête baissée dans une embuscade ou face à de trop nombreux adversaires. Ralentissant sa course, il descendit au bas des arbres pour se fondre dans la nature. Avançant de plus en plus lentement, il s’en remit à ses sens pour prédire les moindres mouvements aux alentours. Seul un silence de mort régnait désormais dans la forêt. Il ne lui sembla percevoir que le bruit de ses pas, pourtant feutrés, et ceux des cours d’eaux alentours qui s’ébrouaient sans discontinuer. Il écarta plusieurs branches de buissons qui lui barraient la route, sachant que la clairière qui se dessinait devant lui devait situer le lieu d’impact du tonnerre.

Il ancra ses pieds dans le sol et dégaina silencieusement son katana. Il plia ses genoux et se concentra à masquer de son mieux son approche. La clairière était grande et un sentier pavé précédait un petit pont de pierres vétustes et moussues. Kenjirama continua d’approcher jusqu’au petit cours d’eau. Il esquiva un regard évasif vers cette petite rivière lorsqu’un détail lui fit se pencher plus attentivement. Dans l’eau s’écoulait de minces filament sombres qui se diluaient sans pour autant perdre cette teinte vermeille que Kenji’ connaissait bien. D’un regard, il constata que le petit pont lui masquait la scène du crime.

Il s’empressa de rejoindre l’autre rive en marchant par-dessus l’eau de la rivière.

En effet, plusieurs personnes se trouvaient là, gravement lacérés et brûlés, dont l’un d’eux, tombé par-dessus le bas parapet du pont, baignait à moitié dans l’eau. Seuls des cadavres. Hormi Kenji’, pas âme qui vive…

Faisant vadrouiller son regard partout autour de lui, il ne lui sembla déceler aucune présence. Il posa ses yeux au sol et tenta alors de distinguer les traces d’une fuite… Quelqu’un qui aurait pu être responsable d’un tel massacre. C’est alors que quelques traces, faibles, presque invisible, attirèrent son attention. Des gouttes de sang et de légères traces de pas… Il tenta de faire sens de ces marques au sol avant d’en déduire une direction.

Arme au clair, il fit mine de suivre cette piste tout en sachant qu’il pouvait être observé, voir attendu… Il avança prudemment en regardant autour de lui si personne ne tentait de le mener vers un piège ou si le meurtrier tentait désormais de bel et bien s’enfuir…

Le silence avait recouvert la forêt. Un silence si retentissant que le vent semblait s’être fait statique. La forêt était plongée dans l’immobilité totale. Les branches des arbres, pourtant si bruyante d’habitude, ne provoquaient ni sifflements, ni mélodies sylvestres. Une ambivalence curieuse par comparaison au tonnerre solitaire qui avait déchiré le ciel de la mer blanche de Suzumi, quelques minutes plus tôt. Les nuages stagnaient soudain dans leur course molle vers l’horizon, comme interrompu par la décharge céleste invoquée un peu plus tôt.

Kenji’ s’était fait précautionneux dans ses pas à travers la végétation, prenant garde d’esquiver branches et feuilles mortes, couvrant de son mieux les moindres bruits que son équipement pouvait émettre. Il s’arrêta un instant. Les traces qu’il avait suivis s’étaient espacée. Il n’y avait eu que peu de sang à suivre ce qui laissait présager que le meurtrier n’était pas ou peu blessé ou que le sang de ses victimes s’était peu empreint sur son auteur. Les traces, elles, étaient si légères qu’elles se confondaient à la terre battue du sentier. Difficile d’en distinguer grand-chose. Ce pouvait être la preuve d’une discrétion accrue comme celle d’un gabarit léger. Rien n’était moins sûr. Le sol était trop sec pour marquer le pas qui le foule.

Le sentier suivait une oblique qui épousait le relief cahoteux de la région. Il stoppa sa traque, comme mis en garde par une sensation indéfinissable. Il sortit du sentier pour couper court à travers la végétation et usant ainsi du relief pour varier son approche. Qui que soit ce mystérieux meurtrier, il devait être pratiquant du raïton s’il était bien à l’origine de l’éclair. Ce n’était donc pas un adversaire ordinaire…

Suivre la route était déjà synonyme qu’il ne craignait pas l’adversité. Il ne pouvait toutefois pas s’attendre à rencontrer un shinobi expérimenté… Mais cela laissait planer bien trop de doutes. Évoluant discrètement dans la végétation, il coupa ledit tournant en esquivant buissons, troncs et roches pour arriver de biais et en hauteur à la vue du sentier qui le précédait. La route devant lui suivait ensuite une longue droite au milieu de laquelle une silhouette se tenait immobile. Camouflé dans les reliefs, Kenjirama serpenta entre les arbres et le dénivelé pour approcher discrètement de l’inconnu. Il se maudit en manquant plusieurs fois d’émettre de faibles bruits durant sa progression mais poursuivit sur sa lancée.

Arrivant de biais à la route et à la hauteur de son curieux inconnu, il s’abstint de profiter de son effet de surprise relatif. N’ayant ni la certitude d’être resté parfaitement furtif, ni la nécessité de rendre justice aux bougres retrouvés plus tôt, son intérêt premier était d’identifier ce suspect et les motifs de son geste… Une curiosité ou un sens du devoir certainement inopportun mais qu’il se refusait de rejeter, surtout arriver aussi près des réponses qu’il cherchait. D’une démarche lente, mesurée et posée, il se mit bien en vue de son inconnu. Son arrivée latérale par rapport au sentier soulignait bien suffisamment la traque qu’il venait d’effectuer.

Une main savamment posée sur la garde de son katana, Kenjirama resta à bonne distance du jeune homme. Son regard attira de suite son attention. Cette lueur vermeille l’alerta immédiatement sur la singularité de son nouvel interlocuteur. Du moins, seul un de ses yeux semblait valide… Sa chevelure blanche, pour une personne si jeune, lui parut bien suspecte également. Ce jeune garçon était décidément bien mystérieux au premier regard…

- Toi… Es-tu responsable du massacre… un peu plus bas sur la route ? Qui es-tu ? Questionna-t-il doucement, soupesant chaque mot avec sentence. Les faits étaient graves mais l’identité d’un tel shinobi lui importait plus que la réelle motivation de venger ces hommes. Il se prit à se demander pourquoi sa curiosité l’avait-elle mené jusqu’ici, maintenant que le mystère se tenait devant lui. Le jeune homme n’avait pas laissé transparaitre la moindre surprise et contenait le moindre geste avec un sang-froid peu commun. Il y avait quelque chose d’animal dans sa position, à la fois tendue, presque menaçante, et pourtant immobile. Kenjirama sentait que tant qu’il se ne s’approcherait plus, le jeune garçon n’y verrait pas d’agression immédiate.

- Ces hommes t’ont-ils agressé ? Se surprit-il à lui demander, presqu’instinctivement, en constatant les traces d’hématomes et meurtrissures ainsi que les quelques traces de sang qui subsistaient sur ses habits. Es-tu blessé ? Acheva-t-il de poser, à la fois satisfait et apaisé de pouvoir offrir une piste amicale à cette étrange conversation tout en soulignant une once d’empathie pour cette étrange créature qui ne devait pas en avoir eu beaucoup pour ses précédents interlocuteurs…