♪[…] Un jour tu sentiras peut-être
Le prix d’un cœur qui nous comprend,
Le bien qu’on trouve à le connaître,
Et ce qu’on souffre en le perdant. Dans le ciel dégagé de Baransu luisent les astres, et dans le cœur de la dame, un brin de mélancolie. «
Quel drôle de monde… » songe-t-elle, tandis que dans l’eau claire se reflète la Lune. C’est que tout parait si calme, là où tant d’hommes ont saigné. Et les cieux immuables éclairent, aujourd’hui comme hier, ce qu’ils ensevelissent. Comme si l’humanité toute entière n’est qu’une goutte d’eau dans la mer. Et, sur tout l’Univers, l’action de l’homme juste un peu de poussière.
Ô puissance du temps ! ô légères années !
Vous emportez nos pleurs, nos cris et nos regrets ;
Mais la pitié vous prend, et sur nos fleurs fanées
Vous ne marchez jamais.
La dame se relève et fait quelques pas ; sous ses pieds nus, elle sent la morsure du froid. Etrange comme, la nuit, les sens sont exacerbés. Ou peut-être est-ce cette soirée en particulier ? Elle hésite, accorde un dernier regard aux astres et s’en va. Au loin, elle entend un appel.
Mais ce n’est que son cœur qui, égaré et meurtri, hurle sa peine dans la nuit.
Il y a, quelque part dans ce monde, des hommes et des femmes qui se réunissent et, ensemble, pleurent la perte de leur souveraine. Si elle n’a été véritablement qu’intendante, c’est sur leurs cœurs qu’elle a régné. Si jeune et si mature. Si douce et si farouche. Chacun chérit ses souvenirs de la flamboyante Haruka, que seul le temps parviendra à effacer, tout comme la plaie que sa perte a causée. Ils ne se l’avouent pas, mais s’ils sont là c’est aussi pour se rassurer, trouver dans le regard d’un autre réconfort et espoir. Une âme les a quittés, mais il faut se relever. Pour eux, pour les vivants, il faut continuer d’avancer.
Junko n’est pas allée à la cérémonie ; elle a quitté le pays, ignorant les ordres des uns et les conseils des autres. «
Je reviendrai. » a-t-elle promis. Un jour, peut-être, lorsque les bourgeons fleuriront de nouveau.
Alors elle a couru, sans même savoir où aller, comme un animal blessé. Elle a fui Uzushio, en espérant laisser derrière elle sa rage et sa souffrance. Ignorant ses blessures corporelles, elle est allée chercher un remède pour son âme dévastée. Car c’est par crainte de ne pas parvenir à contenir son Mal qu’elle a préféré s’éclipser. Elle a perdu un être cher, et ce souvenir la hante toujours. Elle ne veut pas répéter les erreurs du passé. Mais c’est si difficile… «
La vie est injuste. » pense-t-elle.
Ses pas l’ont alors naturellement menée à Baransu, un lieu jadis désolé, qu’elle a vu se reconstruire et se relever au fil du temps. Pour celle qui vient de tout perdre, c’est une belle métaphore. Mais les gens qu’elle côtoie là-bas ne sont d’aucun réconfort. Ils n’ont d’amis que le nom, et sous leurs sourires convenus se dissimule à peine leur avidité. Elle le sait et, pour cette raison, elle ne s’est pas attachée. Elle a repris la route, sans tarder.
Ce n’est que sur le Lac Gelé qu’elle s’arrête enfin. Elle est seule, une fois de plus. Ceux qui comptent vraiment, ils ne sont plus là. Elle les a laissés derrière elle. Mais elle étouffe là-bas. Elle ne peut pas y retourner. Elle est seule et Haruka lui manque. Une bouffée d’émotions la saisit et ses yeux se brouillent de larmes.
Le plus dur, c’est peut-être de ne pas l’avoir revue. Leur dernier échange restera à jamais cette soirée privilégiée, dans le domaine Uzumaki. Une entrevue malheureusement écourtée ; la première fois, et sûrement la dernière, que la jûnin pénétrait ce lieu sacré. Ce n’est pas une prémonition, sinon une promesse que se fait Junko. Il y a, entre ces murs, trop de regrets à présent. Des mots qui ne seront jamais prononcés, des gestes qui ne seront jamais exécutés. Cette nuit-là, c’était le départ de la dame pour une mission périlleuse. Une mission qui l’aura tenue trop longtemps éloignée de son pays. Elle s’en veut, bien sûr. Elle se dit que si elle avait été plus forte, elle serait rentrée à temps. Qui sait… Peut-être aurait-elle pu la sauver. Prendre sa place au royaume des morts…
«
Que seriez-vous prête à faire ou à sacrifier pour arriver à vos fins ? » lui avait demandé un être illusoire dans le temple d’Okkin. Et elle avait été sincère lorsqu’elle lui avait répondu que le monde qu’elle découvrait alors, sur lequel un Dieu régnait, lui avait déjà pris tout ce en quoi elle croyait. Mais ce jour-là, ce qu’elle ne savait pas, c’est qu’au même moment, il lui arrachait aussi tout ce qu’elle chérissait.
Elle sent sa mâchoire se contracter violement, alors que ses yeux rougis s’efforcent encore de contenir des larmes. «
A quoi bon ? » se demande-t-elle. «
A quoi bon vivre, si les meilleurs partent les premiers ! » Qu’on prenne son âme empoisonnée, plutôt que celle des innocents ! Et tout finit par céder ; elle hurle de toutes ses forces, comme son cœur se déchire. Arrachant sa tunique, elle découvre sur sa poitrine une marque funèbre. Ses ongles raclent la peau marquée à l’encre noire, souvenir d’une épreuve douloureuse qui fut cependant sa fierté. Mais à quoi cela sert maintenant d’être maitre de sa propre mort, quand le reste des hommes lui restent assujettis ? Jusqu’où doit-elle aller pour ne plus avoir à souffrir ? Elle hurle encore jusqu’à en perdre la voix. Mais quelque part dans son cœur, elle connait la réponse. Elle doit défier les Dieux.
Son regard se perd un instant sur la plaine enneigée ; tout est si calme, à présent. Elle n’entend plus que son souffle rauque, et le rire cristallin de la glace qui renvoie l’éclat du Soleil, insouciante des tourments qui accablent l’humaine, insouciante de l’avenir et du passé. «
Insouciante et heureuse… »