Au détour d'un thé renversé [Senju Himiko]

    Si la chaleur estivale s’abattait sur Konoha, un vent frais était venu la calmer en ce milieu d’après-midi. Yashiro, ayant enfin terminé d’archiver les rapports de ses dernières missions, vint s’installer à l’intérieur de l’un de ses salons de thé favoris. Le jeune homme avait de nombreux rituels, et déguster un breuvage chaud dans un établissement en fin de journée en faisait partie. Cela lui rappelait son arrivée à Konoha, lorsqu’il était seul et qu’il ne connaissait personne. Encore étudiant à l’académie ninja et ne pouvant être aidé par sa pauvre mère, il travaillait le soir et lors de ses jours de repos comme serveur dans ce type d’établissement. Depuis, de l’eau avait coulé sous les ponts et l’adolescent était devenu presqu’adulte.

Déguster un thé, c’était surtout et avant tout un prétexte pour se plonger dans ses pensées. En réalité, Yashiro n’était même pas sûr de vraiment aimer ce breuvage amer. Mais la fumée et l’odeur qui s’en dégageaient le faisaient voguer dans de longues séances de « méditations ». Ce jour-là, il avait beaucoup d’interrogations. Depuis près d’un mois, il n’avait pas eu la moindre opportunité de sortir du village de Konoha ; il n’avait été affecté qu’à des missions logistiques et administratives, soi-disant « importantes ». En réalité, il était quasiment sûr d’être puni pour avoir trop profité de son rang pour s’absenter et fuir ses responsabilités. Il en était sûr, il était le seul chûnin à enchainer des missions l’amenant à négocier des matières premières pour un éventuel projet d’extension de l’académie ninja ou le forçant à ranger intégralement toutes les archives de la tour du Kage en revoyant la classification par ordre alphabétique.

Certes, Yashiro avait légèrement abusé dernièrement, profitant d’une mission de reconnaissance dans les plaines verdoyantes de Karawar pour s’accorder des vacances de presque une semaine à la frontière du pays du sable. Mais il était las d’enchaîner les contrats et de ne pas avoir de temps pour lui. S’il comprenait la punition qui lui était infligée, il la trouvait bien trop longue et – en même temps – presque injuste. Pourquoi un shinobi devrait-il tout sacrifier pour son village ? Bon nombre de citoyens de Konoha réussissaient à avoir un équilibre entre leur travail et leur vie privée. Les ninjas, eux, devaient être disponibles en permanence et ne pouvaient réellement s’absenter du village ; à tout moment, ils pouvaient être sollicités pour une mission urgente.

Avant sa « punition », le shinobi était certes plus libre de ses mouvements, mais il se sentait comme entravé, comme si quelque chose le bloquait et l’empêchait d’aller plus loin. Depuis maintenant près d’un an, il avait parfois l’impression de tomber dans une sorte de routine. Il errait, au gré de son travail, dans le sekai ; certes, cela lui offrait des opportunités de découvrir de nouvelles personnes, de nouveaux paysages et même parfois de nouvelles cultures, mais cela restait des apprentissages de surface. Il n’avait jamais le temps – ni même l’opportunité – de s’intéresser plus en profondeur aux lieux qu’il visitait. Il aurait aimé passer un mois entier dans les régions de l’isthme du gel, découvrir le quotidien de ses habitants, leurs us et coutumes, observer et apprendre des sages de la région, mais à chaque fois, ses responsabilités de ninja l’en empêchaient. D’une certaine manière, Konoha le retenait.

Mais alors, quelle était la solution ? Quitter le village ? Il en était hors de question. Déjà, le jeune homme était attaché à ce lieu qui l’avait si bien accueilli. Il s’y était fait des amis et l’ambiance y était bonne. Par ailleurs, renoncer au village, c’était renoncer au confort. Non seulement il perdrait tout le prestige que lui offrait sa situation, aussi bien socialement que financièrement, mais en plus, il serait probablement traqué par ses anciens camarades shinobi. S’il pouvait en effet considérer qu’il donnait beaucoup de temps à Konoha, il gagnait des choses très précieuses en échange de ce temps. Il savait que s’il quittait le village, il le regretterait quasiment aussitôt : aussi aventurier était-il, il avait son côté casanier et était attaché à des valeurs comme celle du foyer. La région du feu était son pays et Konoha était sa maison.

Pour rien au monde il ne tournerait le dos à son village caché. Il aimait trop se balader dans les rues de Konoha, même s’il les connaissait quasiment toutes par cœur. Il appréciait se rendre, jour après jour, aux mêmes adresses et créer de vrais liens avec les boutiquiers, habitants et même avec ses confrères et consœurs shinobi. Il adorait par-dessus tout découvrir par hasard de nouveaux endroits du village, un nouveau restaurant, une nouvelle statue au détour d’une rue, ou même de nouvelles fleurs sur le balcon de sa voisine. Mais surtout, il aimait la vie et l’état d’esprit qui y régnait. Konoha lui offrait la chaleur d’un foyer ; un foyer guerrier certes, mais qui était bien loin de prôner la violence, comme l’illustrait sa récente ouverture vers Uzushio.

Mais alors, quel était cette gêne qu’il ressentait et qui l’ennuyait ? Plus qu’un problème avec le village ou plus que l’immobilisme qui lui était imposé, c’était d’avancer dans le flou qui le dérangeait. Il ne savait pas de quoi était fait l’avenir, mais surtout, le jeune homme avait besoin d’un objectif. S’il souhaitait être épanoui, il avait besoin d’un projet, quelque chose qui le fasse plus vibrer que quelques échappades dans des régions étrangères de temps à autres. Il lui fallait trouver une quête ; peut-être pas celle de toute une vie, mais au moins quelque chose qui l’amènerait à résonner pour quelques mois – jusqu’à ce qu’il la complète ou qu’il s’en lasse.

Devenir Hokage ? S’il s’imaginait bien avec une tenue cérémonielle et s’il voyait bien tout le prestige associé à la fonction – ce qui lui permettrait de faire ce qu’il veut, il devinait surtout une pile de responsabilités qui ne lui convenait guère. Rencontrer quelqu’un et fonder un foyer ? S’il y réfléchissait souvent, le shinobi se trouvait encore bien trop jeune pour s’enliser dans pareille relation. Non, ce qui le faisait réellement frémir, c’était le voyage. Mais comment découvrir de nouvelles sensations et comment ses excursions pourraient encore plus le faire vibrer ? Yashiro leva les yeux aux ciels et soupira.

Contre toute attente, la réponse se trouva là où il posa ses yeux. La terrasse étant bondée, il s’était installé à l’intérieur. Contrairement à toutes les fois où il était venu dans cet établissement, il n’avait pas pu observer les nuages dans le ciel du pays du feu. Cette fois-ci, son regard découvrit le plafond du bâtiment, qui présentait la particularité d’être peint. Fait étrange, sur les planches de bois étaient dessinées une large carte du monde ninja, où chaque lieu important était représenté et nommé.

« C’est ça ! », Yashiro fut frappé d’une illumination qui le poussa à s’exprimer à haute voix. Les voisins des autres tables lui jetèrent un coup d’œil interloqué, avant de retourner à leurs occupations.

Les choses étaient désormais peut-être plus claires pour le jeune homme. S’il souhaitait voyager, c’était pour découvrir de nouvelles choses. Mais pourquoi ne pas pousser le vice plus loin et découvrir quelque chose que nul n’avait découvert ? Une nouvelle région, une nouvelle île, une nouvelle montagne ou même pourquoi pas, un nouveau village ? Le monde était certes représenté au-dessus de ses yeux, mais était-il vraiment complet ? Tout avait-il été trouvé et nommé ? Intérieurement, le jeune homme se persuadait que non. Alors peut-être avait-il cette mission, celle de découvrir un nouvel endroit. Peut-être que tous ses derniers voyages avaient cherché à le préparer à cette nouvelle étape de sa vie ? C’est ce qu’il se plu à penser.

Finalement, l’immobilisme n’était-il pas important dans une vie ? Yashiro médita sur la question ; après tout, c’est en prenant le temps de ne rien faire à part se perdre dans ses pensées que l’on fait parfois les réflexions les plus intéressantes ou que l’on découvre les enseignements les plus pertinents. De même, n’est-ce pas grâce aux moments de calme que les moments d’actions et les mouvements ont cette saveur si particulière ? Le jeune homme s’estima satisfait de son envolée lyrique spirituelle et poussa un léger soupir de soulagement presque imperceptible.  

Il but une gorgée de son thé, qu’il avait à peine touché depuis son arrivée presqu’une heure auparavant. Ses divagations dans ses pensées avaient été longues et étonnamment productives, si bien que le thé était devenu tiède. La situation l’inspira ; il sortit de la poche de son ample vêtement un carnet, accompagné d’une plume. Prenant son temps pour dessiner les lettres, il traça quelques vers, concluant le flux de ses pensées en un léger haïku.



Il posa son carnet ouvert sur la table et reprit sa tasse de thé. Il en but d’une traite la moitié ; en voulant reposer le récipient, il fut pris d’une quinte de toux dû à une gorgée avalée de travers. Maladroitement, il renversa la moitié de son thé avant de remettre précipitamment la tasse sur sa table.