«
Eh, Yu ! J’peux te poser une question ? » La rouquine courait dans la direction de l’homme, légèrement essoufflée, alors qu’elle venait de faire tout le trajet du village en contrebas jusqu’à leur domaine perché. Comme elle arrivait dans son dos, il se retourna pour voir ce que lui voulait la jeune fille. Alors, profitant du mouvement de sa course, Wei prit soudainement appui sur sa jambe gauche pour armer l’autre, avant de décocher un coup de pied magistral, comme elle tirerait de toutes ses forces dans un ballon. Sauf que le ballon en question avait plutôt la taille de balles de tennis de table et qu’elles étaient deux.
Les yeux grands ouverts, un sourire béat sur le visage, elle guettait la réaction de son adorable protecteur. Oui, c’était
ça la question.
Comment en était-elle arrivée là ? Eh bien, elle passait un peu de temps au village ; officiellement mandatée pour faire les courses, officieusement en mission de reconnaissance. Le bruit avait couru jusqu’à leur quartier général que des shinobis étaient en ville, ces derniers jours. Ils n’étaient assurément pas venus pour faire affaire avec Lóng Shé, car ils ne s’étaient pas présentés à l’Auberge de la Grue Noire. Ils étaient donc peut-être seulement de passage et faisaient le plein avant de repartir pour une autre région… Pour autant, il valait mieux jouer la carte de la prudence. Qui savait, le Daimyo lui-même pourrait décider un jour, voyant l’ampleur que prenait l’organisation, de s’en débarrasser.
Habillée en parfaite promeneuse du dimanche, elle avait donné à Kūnwú une apparence de simple bâton et s’était mise sur le dos une de ses grandes hottes que les paysans du coin affectionnaient. Elle était un peu gênée dans ses mouvements, et certainement que des shinobis avertis pourraient sentir le chakra circulant dans l’arme, mais cela suffirait si elle restait à distance et lui conférerait l’avantage de la surprise.
Une fois tout en bas, elle en profita pour d’abord passer voir la famille d’Ichirō. Ce gamin têtu n’allait les voir que très rarement, trop heureux de profiter de la liberté que lui conférait son travail pour l’organisation. L’ambiance à la maison ne lui manquait guère, comme il l’avait expliqué à Wei un jour. Mais elle, ça ne la dérangeait pas. C’était même son rôle, pensait-elle, que de rassurer les familles qui se liaient à eux et de s’assurer de leur fidélité. Il fallait prendre soin les uns des autres, si l’on souhaitait construire quelque chose ensemble – après tout, n’était-ce pas l’un des villageois qui les avait prévenu pour les shinobis ? C’était exactement ce à quoi elle pensait. Donner des nouvelles d’Ichirō n’était pas cher payé pour avoir la loyauté de tous ces gens. Et comme pour confirmer ses pensées, la mère du jeune homme lui glissa quelques calebasses dans la hotte ainsi que du riz, pour qu’ils ne meurent pas de faim là-haut.
Elle prenait ensuite la direction du marché, comme les passants lui indiquaient que ses cibles étaient avaient été aperçues là-bas. C’était un tout petit village et la place principale était bondée les jours de marché. Pourtant, elle entendit distinctement la voix s’élever au-dessus du brouhaha ambiant : «
Regardez, les enfants ! Un shinobi, c’est fort comme un roc ! »
C’était une voix assez vieille, et en s’approchant, elle vit un petit groupe de gamins agglutinés autour d’un vieux monsieur et d’un individu en armure complète. Si l’on pouvait douter du métier du vieux, il n’y avait aucun doute quant à celui en armes. C’était bel et bien un shinobi. Restant un peu en retrait, elle croisa les bras et observant silencieusement le manège qui se déroulait devant elle.
Tout en racontant une histoire de bataille largement romancée, le vieux monsieur donna plusieurs coups sur l’armure de l’autre qui ne bronchait pas. Pff, c’était ridicule. Elle comprenait que pour donner envie à des gamins de faire la guerre, il fallait leur vendre un peu de rêve… Mais là, c’était trop. Rien n’allait, dans leur démonstration. Le vieux avait clairement le punch d’un moustique et il tapait en plus là où l’autre était renforcé. Une situation qui n’arriverait jamais en combat, clairement. Elle regretta un instant que Fumetsu ne soit pas là, pour leur faire une démonstration de ce que l’on pouvait affronter dans le Sekai. A cette pensée, elle eut un spasme de dégoût. Ce type était vraiment inhumain…
«
Eh ! Frappe-le sous la jupe au moins, qu’il sente quelque chose. Evidemment qu’avec une armure on sent rien. » Elle s’était rapprochée, avec une moue sceptique. «
T’as pas honte de mentir aux gamins, comme ça ? » Pour toute réponse, l’homme éclata de rire, ce qui ne manqua pas d’agacer la rouquine. «
J’vais l’faire moi, s’tu continues… » marmonna-t-elle.
Mais contre toute attente, il finit par hocher la tête. Et d’un coup vif, sa jambe se glissa sous les plaques de cuir pour heurter la zone la plus sensible du corps humain masculin. Pas de réaction du côté du soldat. «
Heeeein ? C’est pas un homme ! Ou alors t’as zéro force, le vieux. » Il eut un rire encore, tandis que celui en armure retirait son masque, prouvant son appartenance au genre masculin. «
Si tu veux, tu peux prendre sa place… » annonça malicieusement le vieil homme, ce que Wei s’empressa de faire, confiante. Si un homme n’avait pas eu mal, il n’y avait aucune chance pour qu’elle sente quoi que ce soit.
Quelle erreur ! Ce fut pourtant le même coup, exactement, mais cela lui fit le même effet qu’un coup de poings de Yu. Elle se plia un instant sous l’effet de la surprise. «
Tu as perdu ! » s’exclama le vieux, non sans un sourire de contentement. «
Tu vois ma petite, les vrais shinobis n’ont pas mal… » Elle plissa les yeux, se penchant vers lui, et lui souffla : «
Je suis une vraie kunoichi… Et j’aimerais bien savoir ce que font ces deux shinobis ici. » Car oui, elle en avait la certitude maintenant : son coup de pieds était chargé de chakra. Il avait bien caché sa force, ce sale tricheur.
Mais les deux gars n’étaient pas de mauvais bougres. Ils passaient dans la région, en route pour une vallée, un peu plus loin. Le vieil homme aimait bien faire des démonstrations aux les gamins, comme cela lui rappelait ses propres petits-enfants. Ils ne voulaient pas déranger, à vrai dire…
Leur accordant le bénéfice du doute – surtout parce qu’ils avaient eu dix milles occasions de s’en prendre à elle et qu’ils n’avaient rien fait –, elle décida de les laisser tranquille. «
Mais ne faites pas trop rêver les petits… Ils finiront par le regretter. »
Elle avait alors repris la route du domaine au pas de course. Cette rencontre avait été un peu étrange… Et elle était déjà à mi-parcours quand elle se rendit compte qu’elle n’avait pas demandé à l’espèce de samouraï comment il avait fait pour ne rien sentir. Hmm… Et si le vieux avait raison, finalement ? A vrai dire, elle avait bien un moyen d’obtenir une réponse… Encore fallait-il qu’elle soit capable de faire de même.
S’arrêtant quelques instants, elle réfléchit au coup qu’elle avait pris. C’était un beau balancier, de l’arrière vers l’avant, la hanche débloquée… Et évidemment, du chakra dans le pied, pour alourdir le coup – heureusement pour elle, c’était quelque chose d’assez brut, pas besoin d’une grande maitrise pour y arriver.
Ramassant quelques cailloux, elle s’entraîna à les frapper du pied, les faisant valser dans tous les sens, jusqu’à trouver la bonne façon de faire. Ça n’était pas si évident, à vrai dire, car le mouvement n’était pas tout à fait naturel pour elle. Lorsqu’elle voulait frapper un caillou, son pied se tournait par réflexe et c’était l’intérieur du pied qui venait le taper, au lieu de la pointe.
Lorsqu’elle fut assez satisfaite du résultat, elle reprit son ascension. Et alors qu’elle courait rejoindre Yu, elle frappait encore les cailloux qui croisaient son chemin, de la pointe du pied.
Car oui, c’était Yu qui allait répondre à sa question. «
Ne me déçois pas ! »