La revanche • ft. Fumetsu

L’épreuve s’achevait enfin, sous le soleil rougeoyant du pays du Feu. Les spectateurs qui avaient eu le courage d’aller jusqu’au temple servant de ligne d’arrivée au périple des futurs jûnin, non loin du village de Kasai, reprenaient déjà la route. De fait, il ne fallait pas trop trainer, si l’on souhaitait rejoindre Konoha avant la tombée de la nuit.
Relisant une dernière fois son rapport, Junko le remettait finalement aux organisateurs de l’examen. Elle n’était pas mécontente de ce qu’elle avait vu, à vrai dire. Un début un peu difficile pour l’un des deux gamins qui l’avaient accompagnée, mais il avait su se rattraper par la suite. Quant à l’autre, elle avait été très professionnelle du début à la fin et Junko ne trouvait pas grand-chose à lui reprocher, en dépit de tous ses efforts pour ne pas en faire l’éloge – cela faisait mauvais genre, d’après elle. Quelque part, c’était rassurant… Les deux étaient Uzujins, s’ils continuaient sur cette voie, l’avenir du pays était entre de bonnes mains.

Alors qu’elle prenait congé, elle s’aperçut que la plupart des examinateurs venant d’Uzushio étaient déjà repartis, surement pour profiter du Village Caché en soirée. Il devait y avoir quelques festivités, certainement. Dans l’attente des résultats de l’épreuve qui seraient publiés le lendemain matin, les gens devaient avoir envie de décompresser.
Guère amatrice de ces événements, la dame préférait encore éviter de se presser, profiter de la tranquillité que lui procurerait la nature. Konoha était bondée, son centre-ville grouillait comme une fourmilière, entre les spectateurs et les shinobis des deux pays. Ce n’était pas sans lui rappeler Uzushio lors de l’examen chûnin qui s’était tenu quelques mois en arrière, à une époque où Haruka était encore intendante. Un mois compliqué au cours duquel même penser devenait difficile, tant ça s’agitait tout autour, parlant, criant, à tort et à travers, dans les rues habituellement si paisibles du pays du Tourbillon.

Marchant donc sereinement dans la forêt du Feu, elle devait admettre que la lumière du soleil couchant filtrant à travers la canopée donnait un air surréaliste à la scène. C’était quelque chose qu’elle n’avait jamais vu, ou auquel elle n’avait jamais fait attention. C’était beau. Les bruits de la ville étaient loin, à présent, et l’on n’entendait plus que la nature elle-même.
Soudain, une douleur fulgurante la traversa, l’obligeant à s’arrêter brutalement. Posant un genou à terre, elle porta la main à sa cuisse, pressant le muscle douloureux. Elle ne criait pas, mais son visage contracté trahissait sa souffrance. C’était un mal qui la suivait depuis qu’elle s’était fracassée violement dans la forêt d’Inari, échappant à une mort certaine. Certains s’accordaient à penser que sa souffrance était plus psychologique que véritablement physique, quand bien même son corps avait effectivement été transpercé, car son retour au sein de la nation des tourbillons avait été particulièrement éprouvant. Il correspondait à l’annonce de la mort d’Haruka, après tout.
L’épreuve du jour avait été assez sportive, et elle avait dû s’arrêter à plusieurs reprises. Fort heureusement, elle avait prévu que l’examen serait éreintant et les médecins lui avaient donné, à Uzushio, de quoi ignorer la douleur. Cherchant dans ses affaires, elle en ressortait la fiole contenant lesdites pilules. Malheureusement, celle-ci était vide.

Réprimant un juron, elle se laissa glisser sur le côté, appuyant son dos contre le tronc d’un arbre. Fermant les yeux, elle pressait toujours son membre endolori, sourcils froncés. Il lui faudrait attendre que cela passe.

Seule au cœur de la forêt du Feu, abandonnée des siens – mais c’était peut-être pour le mieux –, la dame avait laissé son esprit vagabonder quelques instants, alors que sa main s’activait machinalement. C’était peut-être la seule chose à faire, pour ne plus songer à la douleur de sa blessure physique, quoiqu’il lui semblât troquer un mal pour un autre, alors qu’elle ressassait les événements récents. Elle qui avait eu une existence plutôt tranquille à son arrivée à Uzushio, trépignante d’impatience, désireuse obtenir plus de responsabilités, de faire entendre sa parole, en était arrivée à regretter un peu cette époque. Sur le papier, elle n’avait guère plus de responsabilités – une équipe, tout au plus, qu’on finirait par dissoudre, Shun prenant certainement du grade à l’issue de l’examen jûnin – mais son monde avait été totalement chamboulé. Rencontrer un Kami n’avait rien d’anodin, tout comme la perte d’un être cher. Tout s’était enchaîné dans un laps de temps relativement court, trop court pour son deuil, du moins, et elle avait encore du mal à prendre du recul. C’était peut-être pour cette raison qu’elle avait été envoyée à l’examen, finalement, en dépit de ses blessures. Pour donner un semblant d’ordre à son monde, et un semblant de but à son âme.

Un raclement de gorge discret la tira de ses pensées, mettant un terme aux tribulations de son esprit. Ouvrant subitement les yeux, elle découvrit un être au teint laiteux et à la robe blanche, à demi penché vers elle, quoi que se tenant à distance respectable. Il ne souhaitait manifestement pas l’effrayer, ce que son ton empreint d’une certaine douceur confirma. Le détaillant du regard alors qu’il lui proposait son aide, elle en conclut qu’il devait s’agir d’un shinobi averti – Konohajin, sans aucun doute –, sans toutefois s’avancer sur son grade. Ses habits ne laissaient rien paraître, il était vrai, mais le chakra ne mentait pas. La dame était rompue à l’exercice, sentir le chakra qui l’entourait relevait plus du sixième sens à présent, et elle ne se trompait qu’en de rares occasions – lorsque ses interlocuteurs en avaient une assez bonne maitrise et parvenaient à le dissimuler, notamment.

« Vos talents ? » répéta-t-elle, réalisant seulement maintenant ce qu’il venait de dire, trop absorbée dans ses observations. « Excusez-moi, j’avais l’esprit ailleurs. » Se ressaisissant, elle tâchait de se relever, tant bien que mal, prenant d’un côté appui sur sa jambe valide et de l’autre sur l’arbre contre lequel elle s’était laissé tomber. « Non, non, je ne suis pas mourante… » souffla-t-elle, époussetant son habit d’un revers de main. Elle hésita un instant, avant de poursuivre : « Je suis blessée… Mais ce n’est rien. Je faisais une simple pause, car je n’ai plus de calmants, voilà tout. » Le regard fuyant, elle fit mine d’être préoccupée par un pli de son habit. C’était étrange, mais elle ne se sentait pas à l’aise. Ce n’était en rien la faute du nouveau venu, bien au contraire, c’était sa faute à elle… Ça n’était un secret pour personne, elle ne portait pas Konoha dans son cœur – ni aucune nation ou clan shinobi d’ailleurs –, et elle avait la désagréable impression d’avoir été prise en défaut, dans un moment de faiblesse, ce qui était peut-être la dernière chose qu’elle aurait souhaité, face à un ressortissant du pays du Feu. Elle aimait se montrer implacable, autoritaire et cinglante, plus encore avec ses ennemis qu’avec ses propres compatriotes. Minimiser sa blessure et rester vague avaient été un réflexe, une façon de sauver les apparences. Mais c’était d’autant plus ridicule qu’elle l’avait parfaitement assumée lors de la première épreuve de l’examen…

« Je suis Myōshin Junko, jûnin d’Uzushio. Je suis ici en qualité d’examinatrice. » poursuivit-elle alors sur un ton bien plus formel, et son regard s’était un peu durci tandis qu’il croisait de nouveau celui du Konohajin, témoignant de ce que son moment d’égarement était bel et bien révolu.

Kamiko Fumetsu, jûnin de Konoha… Elle avait ignoré la gausserie dans sa présentation, la façon dont il mimait, caricaturait presque, ses propres paroles. Peu lui importait, à vrai dire, qu’il trouve cocasse de se présenter par un nom, un grade et une fonction. L’art shinobi était ce qui la définissait et elle était fière de mettre son métier en avant. Elle avait ça dans son sang et dans ses os, plus encore depuis qu’elle faisait partie du cercle d’argent des Arpenteurs. Elle songea même un instant qu’il était même regrettable, pour un shinobi, de ne pas être fier, passionné, investi, tant ce métier s’accaparait la vie des individus – littéralement, même.
En outre, il lui sembla reconnaître vaguement le nom de l’homme, mais sa mémoire lui faisait défaut. Elle n’aurait su dire pourquoi il lui était familier ; peut-être était-ce le nom d’un clan de Konoha – ce village en avait tellement, après tout – ou peut-être l’un de ses descendants participait-il à l’examen – mais c’était peu probable, il avait l’air si jeune encore…

Elle aurait aimé lui répondre, couper court à ses plaisanteries, mais avant qu’elle ne puisse réagir la conversation prenait un tout autre tournant. Il connaissait Mifuyu ! Elle ne put cacher sa stupeur, écarquillant les yeux, la bouche entrouverte sans trop savoir quoi répondre, partagée entre l’envie de défendre sa compatriote pour laquelle elle nourrissait beaucoup de respect et celle d’admettre qu’il n’avait pas tort… L’ancienne du clan Omura était exactement comme il l’avait décrite. Elle se souvenait encore très nettement de leur rencontre, alors qu’elles devaient faire équipe dans une mission périlleuse. Un début difficile – il fallait dire que le physique enfantin de Mifuyu ne collait vraiment pas à son expérience et son caractère, ce qui ne facilitait pas le premier contact, menant à divers quiproquo… A ce souvenir, Junko finit par afficher un petit sourire malgré elle. Acquiesçant, elle lui répondit : « Je dois reconnaitre que vous la décrivez bien… Mais si j’étais vous, je ne m’inquiéterais pas : je crois que rien ne saurait l’arrêter dans la vie, elle serait bien capable de survivre à la pire des maladies. » A l’évidence, Junko n’était guère au courant de ce qu’il se tramait au sein du clan Omura dernièrement – mais les Omura eux-mêmes ne saisissaient pas tous les tenants et aboutissants de cette espèce de complot dans lequel baignaient Mifuyu, Gendo, Leiko et Tsuri lui-même.

Le Kamiko avait à peine réussi à dérider un peu son interlocutrice qu’il revint à la charge concernant la blessure de la dame. Au fil de la conversation, la jûnin en était venue à la conclusion qu’il était médecin, plus ou moins, ce que confirmèrent ces derniers mots – bien que la formulation soit étrange et guère encourageante quant à ses capacités. Ah, il prenait son rôle bien trop à cœur finalement ! Jamais elle n’avait vu un inconnu s’intéresser autant à son cas, pas même au sein de son propre pays – à l’exception de son Kage, dernièrement, mais la situation l’exigeait alors. Dans un sursaut d’orgueil, elle répondit cependant : « Puisque vous connaissez Mifuyu, vous devez savoir de quoi est capable son clan… Et vous vous imaginez bien qu’en tant qu’Uzujin, j’ai déjà bénéficié de leurs soins. Mais vous sauriez soigner ce qu’ils ont échoué à réparer ? Je dois avouer que je suis curieuse… » Elle espérait qu’il se débine, d’une certaine façon. Après tout, s’il se disait impressionné par les talents de la doyenne du clan Omura, peut-être renoncerait-il à l’examiner, de peur de se ridiculiser ? Elle enfonçait le clou : « Pourquoi pas, après tout… Nous vérifierons ensuite si votre médecine est efficace, voulez-vous ? Je pense, bien sûr, à un peu d’exercice. » Une occasion en or de se défouler !

La jûnin fit un pas vers l’arrière, se dégageant de l’emprise de l'homme, cherchant à se dérober à son regard. La pique du Konohajin avait blessé l’ego de la presque quadragénaire qui, déjà, affichait les traits de la colère. Mais, dans le même temps, une autre douleur, plus fulgurante encore, la saisit de nouveau. Comme pour corroborer les propos de Fumetsu, elle intervenait au moment où son esprit songeait à tout ce qu’elle avait vécu, et en particulier ces derniers mois – comme pour se prouver qu’il avait tort. Une douleur sans blessure… Tout bien réfléchi, ce ne serait pas la première fois.

Alors, ses épaules s’affaissèrent et son regard s’assombrit. Reprenant appui sur l’arbre à ses côtés, elle se laissa glisser jusqu’au sol. Etait-ce bien raisonnable, à son âge justement, de nier ses faiblesses et de rejeter la faute sur autrui ? Aussi agaçante que puisse être l’attitude du Kamiko, il ne méritait pas sa colère.
« La question serait plutôt de savoir lequel je n’ai pas offensé. » finit-elle par confesser. Il lui semblait, maintenant qu’elle y songeait, que toute sa vie n’avait été qu’une succession de conflits et de mauvais choix. Lentement, elle commença à énumérer les plus éloquents, comme pour que le jeune homme se rende compte de sa situation.
« J’ai offensé la Mort, en devenant maître de ma propre fin. » Et la Mort avait rappelé à elle ses proches, pour la punir. « J’ai offensé la Vie, en abandonnant mon propre enfant. » Et la Vie l’avait condamnée à l’exil et la solitude. « J’ai offensé… » Une lueur passa dans son regard et sa mâchoire se serra. « Nos Dieux véritables. » Elle se tut tout à fait. Le Démon à Cinq Queues était peut-être encore libre, loin de se douter qu’elle avait survécu, mais il finirait par savoir, car elle n’avait pas l’intention de le laisser ainsi très longtemps. Cette entreprise lui couterait, de nouveau, à elle et à d’autres peut-être, mais découvrir l’existence de ces êtres avait détruit le peu d’espoir qui subsistait dans son monde. Par leur faute, elle était devenue ce que Fumetsu voyait.

Posant son regard sur les fils que tissait le Kamiko, elle s’accorda une pause dans son discours, pour en apprécier la beauté. Ses gestes semblaient délicats, et les liens qui prenaient vie d’autant plus. « Vous avez peut-être raison. » finit-elle pas dire. « Mais je ne peux plus trouver la paix, plus maintenant… Je suis condamnée à vivre avec mes regrets. » Elle se sentait piégée, comme un insecte dans la toile d’une araignée. Comment pouvait-elle se racheter ? Sa seule échappatoire, croyait-elle, c’était de poursuivre dans cette voie délirante.

De nouveau, son regard s’attarda sur les mains du jeune homme. Et, pour la première fois depuis des semaines, elle se rendit compte qu’elle ne souffrait pas. Comme si contempler l’art de cet étranger avait suffi à l’apaiser. Ou peut-être était-ce le fait de se confier ?

Il y avait un quelque chose de terriblement irritant à l’écouter parler de sa mélancolie avec tant d’entrain. Mais Junko devinait aisément que cet agacement venait de ce que ses mots étaient justes. Seule une vérité implacable pouvait lui faire cet effet ; c’était comme s’il la mettait face à son propre reflet. Et elle eut l’intime conviction qu’il était sincère lorsqu’il disait avoir connu les mêmes tourments.

« En mourir ? » répéta-t-elle, d’une voix douce. « Cela épargnerait bien des souffrances à des innocents. » Elle avait cette lueur inquiétante dans le regard, preuve qu’elle y avait bien sûr songé. Mais, contrairement à ce qu’en disait Fumetsu, sa mélancolie ne la plongeait pas dans une léthargie. Au contraire, elle avait pensé à partir dans un coup d’éclat, emporter un Dieu avec elle, si tant est que ce soit possible. « Malheureusement, il semblerait qu’on me trouve encore une utilité. » Il l’avait envoyée à cet examen, il lui demanderait ensuite de rencontrer les Yamanaka en son nom ; le Senkage n’avait pas l’air résolu à la laisser sombrer. Il disait vouloir l’aider, mais elle n’était pas dupe. Ils n’avaient pas les mêmes objectifs.
Et pourtant, elle était sortie de sa chambre d’hôpital et avait revêtu son habit de shinobi.

Acceptant la main du Kamiko, la dame se releva. De toute évidence, elle n’allait pas passer la nuit dans la forêt, alors elle ne voyait pas d’inconvénient à faire un bout de chemin en sa compagnie. Sa blessure ne l’inquiétait guère non plus. Quand bien même elle la faisait souffrir, avait-elle une autre alternative ?
Elle eut néanmoins un haussement d’épaules, une fois redressée. « Si j’étais vous, je ne forcerais pas le destin. Il est rare que je refuse une invitation, et je ne crois pas que ce serait dans votre intérêt. Je n’ai plus rien à perdre, après tout. » Elle avait soutenu son regard, comme pour appuyer d’autant plus son propos. Ça n’était pas tellement une menace, sinon une simple mise en garde. Il semblait clair que titiller l’orgueil des gens était dans les habitudes du Kamiko, qu’il prenne garde à ne pas se tromper de cible, néanmoins. Fière et belliqueuse, Junko tombait assez facilement pour ce genre de provocation. Mais puisqu’il semblait maîtriser la psyché humaine, il devait déjà avoir cerné le danger d’un combat contre la jûnin d’Uzushio. A moins de n’avoir lui-même plus rien à perdre non plus ?

Faisant quelques pas, la dame laissa le silence s’installer un instant, avant de finalement reprendre la parole, comme pour chasser de nouvelles pensées néfastes. « Et vous, qu’avez-vous fait pour ne plus avoir droit au repos ? Vous disiez vous entendre, tout à l’heure… »

La serre ; Junko n’avait rien répondu tandis qu’il s’extasiait sur ses filles, se contentant d’accepter l’invitation du Kamiko à boire le thé dans son domaine, et de décliner celle d’y dormir. Cela restait une curiosité inhabituelle pour celle qui reprochait aux clans leur simple existence. Mais peut-être souhaitait-elle comparer la richesse de ce pays au sien ? Quelle ne serait pas sa déception alors, en constatant qu’à travers le Sekai, tous les domaines étaient à peu près semblables. Seul un élément se démarquait du reste : la fameuse serre. C’était un lieu tout à fait singulier, comme hors du temps, et elle s’y laissa guider volontiers.

La dame évoluait donc lentement, laissant à son hôte le soin des présentations, profitant silencieusement de la vue qui lui était offerte. Elle ne croyait pas revoir pareil endroit avant longtemps – peut-être même jamais. Mais en découvrant ce que Fumetsu appelait « mes filles », elle mit enfin le doigt sur ce qui l’avait dérangé, dans le discours du shinobi, et qui l’avait réduite au silence avant d’en avoir le cœur net.
Ce n’était pas tant qu’un être humain se pense le père d’aranéides – d’autres femmes à chats partageaient bien ce trait avec lui –, plutôt qu’il associe l’amour d’un père pour sa fille à quelque chose de saint. Aux yeux de la dame, il n’y avait rien de saint dans le lien qui unissait un parent et son enfant. La maternité avait un quelque chose de profondément sale et impur. L’amour qui en découlait était viscéral et égoïste. Ce qu’on aimait chez un enfant, c’était son reflet, cette part de soi qu’on donnait maintenant et qui nous survivrait.

« Je comprends qu’on puisse y trouver une certaine beauté. » dit finalement la jûnin, détourant son regard de l’impressionnant vivarium dissimulé dans la serre. Visiblement, ce n’était pas son cas. « Mais j’ose espérer qu’elles ne sont pas vraiment vos filles. » Ce village n’avait-il pas assez d’un clan aux pratiques douteuses impliquant des insectes ? La dame n’était pas certaine de connaître exactement les tenants et aboutissants du lien qui unissait un Aburame à sa colonie, mais elle avait entendu toutes sortes de choses qui la rebutaient complètement.
Ils s’assirent finalement, et elle poursuivit : « Malheureusement, élever un enfant n’est pas aussi simple. On ne peut pas se contenter de le mettre dans une cage et de le regarder grandir. Croyez-moi, j’ai essayé, avant de comprendre qu’il ne serait jamais heureux à mes côtés. » Elle détourna le regard, l’air soudainement soucieux. Elle avait reçu d’inquiétantes nouvelles, au début de l’année, qu’une visite à Hommachi avait confirmées. Qu’allait-elle faire de son fils ? « Même maintenant, alors qu’il voudrait me rejoindre, ce que j’attendais depuis des années, je sais que ce n’est pas la bonne chose à faire. Mais ai-je une autre alternative ? » Le regard dans le vague, l’esprit de la dame s’était mis à vagabonder. La présence de Fumetsu ne semblait plus avoir la moindre importance. Elle se sentait terriblement lasse. Si la marche l’avait fatiguée, tous ces souvenirs l’achevaient.

Le regard plongé dans le bleu électrique, hypnotisant, des soies de la mygale, la dame d’Uzushio écoutait le Kamiko d’une oreille distraite. Pouvait-il vraiment ressentir pour elle cette même chose qu’elle éprouvait à l’égard de son fils ? Il parlait de lien spirituel, mais qu’en était-il de l’instinct primaire qui l’avait poussée à enfanter, qu’en était-il de ce sentiment bestial d’appartenance et de dévotion ?
Finalement, quelle part de lui retrouvait-il en elle ? Elle songea à son aptitude à tisser des fils, cette faculté innée qui se retrouvait au sein de son clan. Oui, les Kamiko étaient certainement les hommes qui se rapprochaient le plus des araignées. Mais quelles épreuves avait-il traversées pour en arriver là ? Avant que la félicité de la naissance de Shin ne l’envahisse, la jûnin se souvenait parfaitement de la souffrance qu’il lui avait infligée, des heures à sentir ses entrailles se déformer, se déchirer, s’arracher. Fumetsu avait-il subi, comme une mère devait souffrir avant d’avoir le droit de mettre au monde ? Elle avait levé le doigt, faisant mine de vouloir toucher la petite bête peureuse dans sa toile, mais avait finalement suspendu son geste. Une morsure fatale… Peut-être s’était-il fait mordre, peut-être l’avait-elle empoisonné de son venin mortel… N’avait-il pas dit être revenu d’entre les morts ? Et soudainement, l’esprit de la dame s’accrocha à cette idée morbide. S’enticher de ce qui a tout pouvoir sur notre existence ; voilà qui semblait résonner en elle.

« Je me doute qu’il a changé… Cela fait neuf ans, après tout. » Mais elle n’attendait rien de son fils, en réalité. Ni force, ni courage. Ni amour, ni haine. Parce qu’elle savait que, peu importe les efforts qu’il avait déployé, peu importe les qualités qu’il avait développées, tout ceci serait balayé en un rien de temps à son contact. Car elle, elle n’avait pas changé. Elle ne dit rien cependant ; il prendrait sûrement ça comme une nouvelle plainte, comme si elle s’appesantissait de nouveau sur son sort. Alors, à la place, elle porta doucement sa tasse de thé à ses lèvres.

Encore trop chaud, le liquide lui brûla la langue et le gosier. Elle aurait pourtant dû le sentir, du bout de sa muqueuse labiale, amatrice de thé qu’elle était… Mais il s’était passé quelque chose qui l’avait subitement troublée, tant et si bien qu’elle ne prêta même pas attention à la douleur qui la saisissait, ignorant la brûlure qui la dévorait de l’intérieur.
Le prendre sous son aile ? Sa glabelle s’était plissée et ses sourcils s’étaient froncés, sous l’effet de la surprise. Puis, finalement, un fin sourire était apparu sur son visage, signe qu’elle l’acceptait pour ce que c’était : une plaisanterie. Qui l’aurait pris au sérieux, après tout, ils faisaient tout juste connaissance. Ils finirent d’ailleurs par changer de sujet et ne plus en reparler.

Mais la graine était plantée. Derrière les pupilles abyssales de l’Uzujin, l’idée allait germer, grandir, mûrir… Et, quelques temps plus tard, Junko serait agenouillée face à la Nidaime Hokage, la suppliant d’accepter son fils au sein de Konoha. Puis, plus tard encore, celle qui avait promis de ne jamais chercher à contacter ce fils exilé écrirait une longue lettre au Kamiko qui avait scellé leurs destins, pour le rappeler à sa promesse.