De la pulpe de ses doigts, Haruka effleurait le bureau qui avait été sa forteresse. Son bois ancien, usé, portait les marques des humeurs et des lourdes liasses de parchemins qu’il avait supportés. Aujourd’hui, fait rare dans sa longue carrière de contrefort des intendants de Konoha, celui-ci était vide.
La Senju aux yeux de jade qui l’avait occupé un temps se retourna pour mieux contempler la pièce où il se tenait.
De larges fenêtres sur sa gauche ouvraient sur une vue magnifique, surplombant tout Konoha, tel un rappel de la tâche qui incombait à ceux qui s’affairaient entre ces quatre murs. En face, les offices des préposés –croulant sous des piles de papier– lui dressaient une haie d’honneur, véritables soldats au garde à vous attendant leurs instructions. À sa droite enfin, une porte qui n’était jamais fermée et où l’ont pouvait lire l’inscription "Intendance" donnait ses lettres de noblesse à cette installation.
Dans le silence, la kunoichi pouvait encore entendre l’écho du vacarme qui avait animé les lieux.
Ici, elle avait été utile. Elle avait oeuvré avec rigueur et dévotion, s’était occupée de Konoha comme un enfant cherche à servir dignement ses parents. Et il lui avait tant apporté en retour. Mais désormais, elle n’avait plus le droit d’occuper ce siège, et ne pouvait plus guère l'honorer. Bien qu’il s’agisse d’un choix fait en âme et conscience, cela ne l’empêchait pas de ressentir un pincement au coeur. Ô comme cela lui coûtait d'abandonner ces lieux. Elle ne pourrait jamais plus prendre soin de ce village qu'elle aimait tant, comme cela lui était permis de le faire dans ce fauteuil, dans ces papiers. Elle se sentait comme une mère condamnée à veiller de loin sur la chair de sa chair, sans jamais plus avoir l'opportunité de la prendre dans ses bras. Mais les arcanes de la politique avaient fini par l'user, se heurtant avec une dissonance toujours plus forte à sa propre vision du monde et de ce que devait représenter le Village Caché de la Feuille. De surcroît, elle ne pouvait décemment devenir le bras droit d’un Hokage à qui elle offrait, si tôt après sa prise de fonction, un sournois mensonge. Konoha aurait pâti de cette relation, et cela, elle ne pouvait le supporter. Pas plus qu’elle ne tolérait de rester ici après son geste. Non pas par remord, mais parce que c’était dans l’ordre des choses. Dans une tentative de pallier à l’absurde chaos de ce monde, elle estimait que son acte devait avoir des conséquences. Elle n’acceptait pas qu’il en soit autrement, refusant de tout son être cette farce cosmique qui la laissait, pour l’instant, couler des jours paisibles. Et cela, quitte à se damner de son propre chef.
Pour autant, elle était certaine d'avoir bien agi. Pour ce que l'on a de plus cher, tous les coups sont permis, et le mal qu'elle avait engendré serait le terreau d'une gloire future. Aussi aberrant et injuste que cela puisse paraître.
Un long soupir souleva sa poitrine, symptôme d’une douce nostalgie qui l’emplissait déjà. Si tout avait une fin, celle-ci s’était invitée plus tôt qu’elle ne l’avait imaginé. Se dirigeant lentement vers la porte entrouverte, Haruka jeta derrière elle un dernier regard, avant de la refermer. Elle aussi, en quelque sorte, avait donné sa vie.
La voilà qui se rendait à présent au plus haut de la Tour, où trônait le siège de la gracile dirigeante du village de la feuille. Elle transportait avec elle, probablement pour la dernière fois, une habituelle liasse de documents comme on l’avait souvent vue faire ici. Au dedans gisaient les détails d'une candidature à une fonction qui lui seyait maintenant mieux que n’importe quelle autre. Car si elle faisait désormais partie de ces maux qui gangrènent les arbres fiers et centenaires, lui imposant de se retirer pour préserver le tronc du chêne solide qu'était et devait rester Konoha, elle avait toujours une place près de lui, à l'ombre de ses feuilles. À l'ombre de ses ombres. Là où elle continuerait à servir le village, en cachant ce faciès, en se faisant oublier. En rejoignant ces hommes et ces femmes sollicités dans la pénombre, pointés du doigt et lapidés au grand jour. Parmi eux, des criminels prétendus morts, des sociopathes en fonction, des shinobis aux talents contestables. Tous les rebus de la société et les experts à petite conscience mis à contribution. Autant d'individus aux pratiques gênantes, mais utiles. De ceux-là elle deviendrait le porte-étendard, forte de son expérience personnelle et de ses aptitudes de gestion.
Pour appuyer sa candidature, elle avait bien évidemment bien préparé son argumentaire. Afin de déloger Hyûga Renji de son poste, il faudrait au moins cela :
L'homme avait tout d'abord contre lui quelques rumeurs visant sa loyauté discutable envers Konoha. On le disait depuis longtemps chien obéissant de la Soke, entre autres appellations peu flatteuses. Et au contraire de celui-ci, on avait aucun doute sur la dévotion d'Haruka envers Konoha. Et puis, ce flou administratif entourant la mission où Naoshige avait trouvé la mort n'était-il pas curieux ? Allait-elle plaider d'un air outré. Or, Renji faisait bien partie de ces individus chargés d'examiner les rapports de mission. Et s'il avait été à l'origine de ces vices de protocole ? Cela n'aurait pas été une première pour le département des renseignements –et désormais ANBU– de s'immiscer dans les affaires de l'intendance. D'ailleurs, certains papiers n'étaient jamais passés entre ses mains, allait-elle affirmer. De plus, en glanant quelques informations alors qu'elle avait cherché à se renseigner sur le drame qui avait eu lieu à la sainte-cité, des éclopés lui avaient affirmés avoir aperçu une jeune fille dont les caractéristiques ressemblaient fortement à celles d'un membre du clan Hyûga. Elle allait alors secouer la tête. Cette possibilité était-elle si inenvisageable ? Après tout, cette union entre les clans Senju et Hyûga avait fait grand bruit, et certains avaient grincé des dents au sein du clan de l'actuel chef des renseignements. Cet homme à la loyauté douteuse avait-il cherché à effacer les traces d'un complot ayant pour but de saper ce mariage ? Était-il complice d'un assassinat visant Naoshige ? Au nom du clan Senju, elle réclamait justice. L'affaire était trop opaque pour que l'on laisse Renji aux rênes de l'ANBU. Grande dame, si elle était choisie pour le remplacer, elle se proposait toutefois de le garder en tant que bras droit afin de calmer les esprits échauffés par son évincement chez le clan aux yeux d'ivoire. Promettant également de garder un oeil sur lui, et de découvrir la vérité.
Face à la porte du bureau de l'Hokage, Haruka hocha la tête, satisfaite de la performance convaincue qu'elle s'apprêtait à délivrer. C'est ainsi qu'elle frappa à la porte, et entra.
La voie du shinobi était généralement celle qui précédait celle de la mort. Tout en chacun savait cela, les risques et les dangers que l'on encourrait pour soit même ou bien pour les autres, le prix du sacrifice et du sang, le poids de n'être qu'une ombre et un murmure. Il y avait quelques jours, c'était l'une de ses ombres qui s'était effacée, l'un de ses murmures qui s'était éteint. Celle d'un ami et d'un brillant shinobi de Konoha. Et encore en ces heures sombres, Yuriko semblait avoir bien du mal à y croire mais si elle ne savait que trop que le destin réservait toujours des mauvaises surprises. Naoshige était un ami de longue date avec qui elle avait pu partager de nombreux rêves et projets, un ami qu'elle avait vu emboité le rôle de meneur auprès de son clan au prix de nombreux renoncements consentis. Peut-être n'avait-il pas pensé que sa vie lui serait prise si tôt? Personne ne l'aurait cru. Il ne restait donc que les larmes et le dépit, mais aussi de simples mots sur le papier expliquant les dernières heures du Chef Senju. Si peu, si succinct... ainsi donc résumait-on la fin d'un grand ninja?
La kunoichi avait mainte fois relu les rapports, certains passages demeuraient nébuleux. Y avait-il eu une faille dans le plan de mission? S'agissait-il seulement une erreur de la part de son ami? De ses compagnons? Avaient-ils mal jaugé la force de leurs ennemis? L'imaginer en proie aux flammes lui retournait un peu le cœur car il 'y avait plus cruel pour un homme si doux. Quoiqu'il en fut, cette disparition soudaine allait sans nul doute jeter un voile de plus sur son jeune règne de Nidaime. Car si elle déplorait sa perte, cela mettait également à mal le clan Senju qui perdait ainsi un homme de tête qui venait de sceller une alliance avec les Hyuga. Tout le travail de son camarade se verrait ainsi dissout car sa veuve, trop jeune, reviendrait à nouveau à sa famille. Il s'en viendrait ensuite les rumeurs si l'on ne mettait pas en lumière les parts d'ombre de cette affaire, si l'on ne donnait pas des raisons objectives et indiscutables de sa mort. Certains penseraient complots mais de la part de quel clan? Cela pourrait faire naître quelques divisions internes que Yuriko ne pourrait tolérer. Que Konoha ne pouvait se permettre. Le doute était un poison insidieux qui ne devait pas gagner le cœur de ceux qu'elle cherchait à protéger.
Ainsi, pensive, la chaise tournée à son bureau, son regard se perdait dans le paysage qui se dessinait depuis sa fenêtre. Konoha. Son village. Sa raison de vivre et de se battre. Maintenir la paix entre ses murs et au-delà. Il ne fallait pas que la graine du soupçon ne grandisse en ces lieux ou tout du moins qu'elle demeure maintenue en cage dans cette tour. Mais alors que son esprit était en proie à de nombreuses réflexions, on toqua à sa porte. Elle se retourna et son visage afficha un léger sourire, noyant ainsi le trouble qui l'habitait tout en refermant le parchemin qu'elle avait ouvert devant elle.
" Haruka-san? Entrez donc. Avez-vous donc pris votre décision? "
Car oui, les choses allaient changer... tout le monde changeait car rien n'était immuable.
A peine Haruka eut-elle franchit la porte qu'elle fut prise en otage par un regard à la fois pénétrant et doux. Aussitôt, celui-ci l’enroba d’une chaleur peu familière qui, au lieu de lui tirer un sourire, sembla la contrarier. Non, elle ne devait pas fléchir maintenant. Elle devait réciter mot pour mot ce qu’elle avait préparé. Pas maintenant. Hélas, alors qu’elle tombait au creux de ces deux singularités vibrant d’une humanité rare, Haruka sentait poindre en elle un sentiment d’abandon, comme prise dans un étau qui lui interdisait le mensonge.
Je… bafouilla-t-elle.
Allez. Allez !
Ses mains se crispèrent sur la pile de documents à laquelle elles étaient agrippées, et la Senju détourna le regard. Était-ce donc là le tribunal que la vie lui envoyait ? Yuriko était tout ce qu’elle ne serait jamais, et tout ce qu'elle aurait pu être. Une femme aimante, emplie d’amour, semant la générosité sur son passage tel un ange tombé en ce bas-monde. À côté de pareille femme, sa propre vilénie n’en devenait que plus insupportable. Elle dressait là le portrait de son échec, de son amertume. Tel un rayon solaire à côté d'une bougie dont la flamme avait été soufflée.
Je démissionne, souffla-t-elle comme un cri venu des entrailles, fixant le sol pour éviter de croiser son regard.
Puis, ses paupières se scellèrent, comme pour échapper à la réalité. Et soudain, elle ne fut plus si sûre de ne pas regretter son geste. Et soudain, elle en mesura l'étendue. Baissant la tête, elle profita du rideau offert par sa chevelure pour couvrir son visage de pénombre. On l’avait abandonnée, utilisée. On ne lui avait jamais permis d’être humaine : Haruka n'était qu'un nom sans identité propre, une coquille façonnée pour devenir un étoile distante à contempler. Une imposture étincelante, car elle n'était en réalité qu'un astre creux à qui l'on avait pas insufflé de chaleur, un corps céleste dont l'éclat n'était dû qu'à sa surface parfaitement lisse et gelée. Ce n’était pas de sa faute si elle était comme ça. La faute à l’absence de main pour caresser sa joue, l’absence d’oreille à qui chuchoter un peu d’elle-même, l’absence de regards dans lesquels exister vraiment. Comment aurait-elle pu donner toutes ces choses qu’elle n’avait jamais connues ?
Un sanglot la secoua. Difficile alors d’imaginer que c’était l’ancienne intendante de Konoha qui versait de telles larmes, à la manière d’une petite fille blessée. Entre deux inspirations bruyantes, sa voix tremblotait de chagrin. Elle semblait si impuissante, si désemparée.
Pardonnez-moi, peina-t-elle à articuler alors que son estomac se nouait un peu plus.
Elle releva la tête, se raccrochant aux rayons de ce soleil qui embrasait le jour, là-bas, au-delà de la vitre du bureau. Lointain.
Permettez-moi de traquer la personne qui a fait ça, implora-t-elle d’une voix désespérée et teintée de dégoût, et de la réduire à néant pour que sa laideur ne refasse plus jamais surface. Je la hais, je hais que tout ce qu'elle représente. J’espère que sa mort apportera enfin, enfin… un peu de lumière.
D’aucuns auraient certainement pensé qu'elle parlait du tueur de Naoshige, telle une honorable vengeresse. Là où il s'agissait plutôt d'une mise à prix sur cette facette d'elle-même qu'il lui arrivait de mépriser. De sa manche, elle essuya ses larmes, puis plongea son regard rougit, embué, dans celui de Yuriko. Elle s’approcha alors de son office, pour y déposer lettre de démission et candidature à la tête de l’ANBU. Elle entendait déjà l'écho des applaudissements de sa famille : elle était en mesure de postuler chez l’élite de l’élite, de devenir la chef de file de véritables prodiges. Elle était la quintessence de la réussite ninja. Elle méritait donc bien qu’on l’acclame, car à son apogée sur la voie du shinobi, elle avait réussi à devenir l’ombre d’elle-même.
Haruka Senju. Beaucoup de kunoichi la considérait comme une modèle. Brillante, issue d'un clan imminent et respecté, elle s'était toujours remarquablement illustrée au travers de ses missions jusqu'à posséder la confiance même de Akimichi Chô qu'elle avait loyalement servi. Yuriko ne rougirait pas en avouant qu'elle l'admirait beaucoup, raison pour laquelle elle trouvait presque étrange de se retrouver dans sa position actuelle. Pourtant, les vents tournaient et vite, renversant ainsi les balances du destin.
Voilà qu'à présent les deux jeunes femmes se faisaient face car l'heure était aux grandes décisions. Afin de la mettre à l'aise et de la soutenir, Yuriko ne chercha en rien à presser sa camarade et portait sur elle un regard bienveillant et de soutien sans équivoque. Pourtant, pendant quelques brèves secondes, une étrange hésitation habita sa congénère jusqu'à ce que les mots s'envolèrent de sa bouche dans un cri digne d'une supplique douloureuse. La décision avait donc été très difficile à prendre car elle n'osait même à la regarder. Pourtant l'expression de la Nidaime vers la Senju ne changea pas et demeurait compatissant. Servir son village était une lourde tâche, abandonner son rôle devait beaucoup lui coûter... mais peu-être y avait-il plus.
En effet, en tant que nouvelle Hokage, il aurait été très facile d'imaginer que les deux jeunes femmes ne puissent travailler ensemble puisque Haruka avait servi le premier. D'ailleurs, beaucoup aurait peut-être aimé que cette dernière se présenta aux élections car elle en avait toute la légitimité. Il aurait été si aisé de créer des rumeurs de jalousie. Pourtant, il n'y avait rien de tout cela. Yuriko aurait eu un grand plaisir de continuer cette route en sa compagnie mais un autre lourde évènement avait assombri son début de règne : la mort de Naoshige Senju. Le clan devait donc beaucoup attendre d'Haruka en tant que représentante, sans compter que la jeune femme partageait la mission qui avait emporté leur camarade. Comment ne pas imaginer que cela n'eut pas un impact sur le moral de la jeune femme? Toute kunoichi qu'elle était, elle demeurait humaine.
Une fois que les mots furent enfin sortie, une vague d'émotion semblait submerger la loyale Senju. Face à cela, Yuriko se redressa lentement de son siège et s'avança vers cette dernière qui implorait son pardon à chaudes larmes. Délicatement, les mains de la Nidaime se posèrent sur les deux solides épaules de la kunoichi.
" Vous pardonnez? Mais je n'ai rien à vous pardonner, Haruka-san. Vous avez toujours loyalement servi ce village et avec force et dignité. Vous avez plus donné que quiconque et avait sans doute dû prendre de lourdes décisions. "
Yuriko finit par reculer afin de lui laisser un peu d'espace, un sourire un peu triste sur le visage avant de s'en retourner à son siège. En tant qu'eisen-nin, elle savait qu'il était parfois dur de renoncer, de ne pas avoir agi à temps, ou d'avoir pris la meilleure décision dans un temps imparti relativement court. Il en était souvent de même en mission, surtout lorsqu'il s'agissait de la vie de camarades. Elle en avait malheureusement la triste expérience. Ce fut alors qu'Haruka exprima son envie d'agir autrement, dévoilant une partie de sa personnalité que l'on ne connaissait que peu, loin de l'image de la femme d'apparence douce. Il s'agissait ici d'un besoin de revanche, de prendre le dessus sur la douleur. Mais s'agit-il réellement de vengeance? Les mots que choisit Haruka lui semblèrent étranges, un peu défait de l'identité du coupable présumé comme si elle parlait de quelqu'un qu'elle connaissait et qui l'avait trahi. Ce fut à ce moment-là que Yuriko se rappela du rapport de mission et du trouble qu'elle ressentit à la lecture. Cependant, lorsqu'elle portait son regard sur la kunoichi, elle ne doutait pas de la sincérité du mal qui l'habitait.
Haruka lui remit alors le papier officiel de sa démission ainsi que sa demande pour appartenir et diriger la section des shinobis de l'ombre : l'ANBU. La Nidaime le prit solennellement dans les mains avant de porter un regard sérieux vers sa congénère.
" Si tel est votre choix, Haruka-san.... alors vous rejoindrez l'ombre de l'ombre de ce village. Konoha renouvelle sa confiance en vos services et sachez, Haruka-san, si vous avez besoin de quoique se soit, je demeure à votre écoute. "
Yuriko salua alors aimablement la kunoichi et portait toujours sur elle un regard chaleureux. Alors que l'une avait choisi d'entrer dans la lumière, l'autre avait choisi de retourner dans l'ombre...
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