Précision pour Correcteur :

Heure 0.

Un lundi après-midi, sous la chaleur suffocante de la mi-juillet dans le village caché par les tourbillons. Depuis le ciel, l'oiseau observe l'atroce scientifique serpenter dans les ruelles ensablées de la cité marchande, tournant la tête à gauche, puis à droite, à la recherche d'un lieu dont l'importance échappe largement à sa petite cervelle non-évoluée. Pour la première fois, ce royaume des airs, si bleu, si pur, si puissant, n'ose s'approcher de cette terre peuplée par les hommes. Il préfère l'admirer de loin, l'évaluer en sécurité sans jamais s'en mêler. Pourquoi donc aujourd'hui ? Car hier, comme réalisant enfin la mission pour laquelle il fut créé, l'homme mit au monde sa plus monstrueuse créature.

Heure -18.

Flou. Tout semble flou. Les yeux tout juste réveillés de la doyenne peinent à voir quoique ce soit devant eux, et son cerveau n'associe à ces images aucun sens particulier. En réalité, il n'en cherche même pas, il se contente de voir. Petit à petit, les organes reprennent leur fonction naturelle. Elle se rend compte qu'elle respire et que ce mouvement entraîne le gonflement et le dégonflement de son ventre. Elle se rend compte qu'elle sent et que l'odeur qu'elle peine à identifier est celle de l'alcool chirurgical. Paradoxalement, son corps se souvient de cette absence de sensation, ou plutôt de sa renaissance. Elle l'a connue il y a vingt années de cela, lorsqu'elle s'est réveillée dans le corps d'enfants qu'elle occupait encore hier et qui emplissait d'effroi toute personne ayant connaissance de son origine.

Les heures passent et, lentement, la chirurgienne récupère ses facultés d'antan. Elle se sent faible, mais d'une faiblesse temporaire, celle de la maladie que le corps vainc avec pour seule arme le temps qui passe. Bientôt, elle se lève. La vieillarde dans un corps d'enfant ne pourra plus jamais être appelée ainsi. La Sorcière, elle, reste. On pourrait même lui ajouter quelques qualificatifs nouveaux : la Sorcière aux serpents ; ou encore la Sorcière Noire, à l'image de la Veuve Noire qui, à l'aide d'un physique envoûtant, dompte les hommes pour en faire ses esclaves morbides.

Elle s'approche du miroir. Ce qu'elle y aperçoit, elle le reconnaît dès le premier regard, alors même qu'elle était une toute autre femme il y a seulement quelques heures. Ce qu'elle voit, c'est l'aboutissement d'une vie, la perfection de la science, sa victoire contre la mort. En battant la Faucheuse, elle est parvenue à vaincre l'absurdité de cette vie, qui nous dicte que peu importe nos actions, elles ne sont rien face à l'éternité et qu'il n'y a donc aucun avantage à mener une vie vertueuse. Seule la puissance et le nombre comptent. Or, aujourd'hui, Mifuyu a repoussé à nouveau l'éternité : sa vie à elle compte. Elle est la seule en ce monde à s'être élevée au niveau de Dieu.

Ce corps qui est le sien, elle en admire chacun des bouts, comme on mesure la qualité d'une bonne viande grâce à quelques regards. Elle se tâte, aussi, pour vérifier sa solidité. Elle se rend compte qu'on a pas seulement transférer son âme, mais que, à sa demande, on a également transplanté toutes les facultés qu'elle possédait dans son enveloppe précédente. Bien sûr, il va lui falloir quelques semaines à l'abri des regards pour les maîtriser à nouveau. C'est pour cela que dans dix-huit heures, elle se dirigera vers le port pour embarquer vers le laboratoire secret de Fusuke, où elle s'entraînera. Elle écrira également à Sanada pour l'informer de son changement.

Elle se regarde une dernière fois avant de se coucher. Ce corps élancé est d'une beauté sans pareille. Même dans sa jeunesse, elle n'avait pas eu un visage si charmant ni une peau si douce, quand bien même elle était entachée en quelques endroits par des cicatrices et des traces de travail chirurgical. Une balafre longue de vingt centimètres traverse son sein droit – dont le contact lui rappelle d'ailleurs qu'un corps est capable de ressentir du plaisir, chose qu'elle avait oublié depuis des décennies déjà.

Mifuyu se sent déesse. Elle n'est pas une simple femme, mais se rapproche au contraire du niveau de cette énergie créatrice sur laquelle les humains ne parviennent pas à poser de nom. Elle est une entité, un personnage mythique dont on contera la légende aux générations futures, à moins qu'elle ne soit encore là pour habiter la Terre.
Pour la première fois, elle embrasse Heishi, sentant le doux contact de ses lèvres contre une bouche qui lui paraît encore étrangère, mais dont la douceur la fait sourire.

Heure -138.

Cela fait une semaine que la Sorcière s'est absentée du village, prétextant l'approvisionnement urgent de la Division d'Amélioration en plantes médicinales. Cela fait également une semaine qu'elle a troqué sa tunique blanche immaculée pour un haillon grisonnant, transformant la célèbre guerrière Omura en orpheline mal peignée. Ainsi, elle est devenue invisible dans les ruelles de ce village négociant du Nord de l'archipel, dont les habitants lui lancent parfois quelques misérables morceaux de pain accompagnés d'un regard apitoyé.

Elle accepte cette humiliation, car elle masque son motif véritable. Elle y a repéré une femme, d'une beauté étincelante et à la fois terrifiante. Cette créature a la jeunesse, mais également le charisme, auxquels elle a toujours aspiré. Plus que de vouloir être comme elle, la scientifique ressent le besoin brûlent d'être elle. En effet, depuis qu'elle a perfectionné sa technique de greffe, elle a ressorti tous les parchemins qu'elle avait prétendu avoir détruits dans le passé, dans lesquels sont couchées les différentes étapes de sa transformation précédente. Un œil profane serait terrifié devant les inscriptions s'y trouvant : car, pour celui qui sait déchiffrer la médecine, on y comprend qu'elle parle du meurtre de ses trois petites-filles, du vidage quasi-complet de leurs organes dans le seul but de prolonger la vie d'une vieillarde un peu trop fière pour s'avouer vaincue face à la mort.

Cette technique, elle l'a perfectionnée au cours des derniers mois. Elle est convaincue qu'elle est capable de renouveler l'exploit, de changer d'enveloppe et, cette fois, sans avoir à en subir les immenses contrecoups pendant cinq ans. Plus encore, elle va surpasser toute opération chirurgicale qui n'a jamais existé : elle ne sera plus une simple femme, mais une véritable vipère. Elle sera Mifuyu des Tourbillons, Reine des Hommes, Suzeraine des Omura, Mère des serpents.

Le soir, elle se faufile dans les ruelles sombres du village. Elle garde ses distances avec sa proie, qui se rend visiblement chez son amant après avoir embrassé son mari, comme à son habitude. A force d'observation, la doyenne a la sensation de connaître cette femme personnellement, développant ainsi une certaine légitimité à s'accaparer de son corps, comme si sa mort et sa transformation en pantin ne sont que la continuité logique d'une existence qui l'a poussée volontairement dans les bras gantés de la femme-enfant.

Elle la voit tourner délicatement la poignée de bois et entrer dans la maison sur la pointe des pieds. Elle ne semble vouloir réveiller personne, pénétrant ainsi dans le nid de sa victime pour mieux lui sauter au cou. Elle est parfaite, se dit Mifuyu qui, l'observant, s'imagine déjà la nouvelle vie qu'elle mènera au sein de cette femme sournoise et pourtant si parfaite. La nuit passe au rythme des crissements du lit et des cris de débauches des deux amants. Cette musique ne dérange en rien la Sorcière. Au contraire, elle s'imagine avec impatience le moment où, grâce à sa nouvelle mue, elle découvrira à nouveau les plaisirs de la chair. Elle se dit qu'assurément, aucun homme ni aucune femme ne pourraient résister à un visage comme celui-ci.

Quand l'aube s'annonce enfin, les gémissements s'éteignent et laissent place à la respiration lourde d'un homme et d'une femme comblés par le plaisir naturel et mutuel qu'ils viennent de s'offrir. Alors entre la doyenne, armée de son scalpel, prête à donner le coup qui déclenchera tout. Elle ôte ses souliers déchirés, plie les genoux pour ne pas se faire entendre et monte les escaliers. Elle ouvre finalement la porte pour dévoiler un lit sur lequel sont étendus deux corps entièrement nus, s'offrant à la vue de tous dans une sorte de fierté qui correspond tant à cette femme qu'à celle qui la convoite. L'Omura les observe une dernière fois, longuement, puis s'approche d'eux. Doucement, presque tendrement, elle tranche la gorge de l'homme qui ouvre les yeux mais reste silencieux. Il la regarde, terrifié, mais est incapable de parler. Il porte ses mains à son cou pour endiguer le flot inarrêtable de sang qui coule désormais le long de ses pectoraux finement tracés. Interdit, il succombe en caressant une dernière fois du bout des doigts ce corps qu'il a tant aimé. A côté de lui, la femme ne s'est rendu compte de rien, mais dort d'un sommeil agité.

Après une minute, elle bouge dans son sommeil, puis ouvre lentement ses yeux. Malgré sa gêne visible, elle parait encore magnifique, froide et vile. Elle est parfaite, se répète Mifuyu qui, heureuse de cette constatation, brandit son scalpel pour le coup final. Elle lui enfonce la fine lame directement dans le cœur qu'elle prend ensuite plaisir à découper, laissant une marque qui la suivra toute sa vie. Dans sa douleur, sa proie ne crie pas. Au contraire, elle salue ce bras salvateur venu pour lui ôter la vie, pour l'amener vers une nouvelle sphère, celle de réceptacle.

Heure -40.

Mifuyu, entourée de ses plus grands soutiens progressistes – parmi eux Ichiro et Heishi – sort avec peine le corps éteint de son bac réfrigéré. La femme qui s'y trouve est toujours aussi belle, protégée de la pourriture de la chair par le froid bienfaiteur. Bientôt, elle sera presque entièrement vidée puis remplie à nouveau par la Sorcière. La technique d'opération qu'elle est sur le point d'employer est très simple. Elle réside dans la croyance que l'âme d'un shinobi se situe dans l'essence du chakra qui parcoure son corps, plus particulièrement encore dans les points de jonction avec le sang. A l'aide d'un spécialiste du fuinjutsu – après tout il n'en manque pas au village, même parmi les Omura – elle verra sceller cette âme à l'intérieur d'un nouveau corps qui aura été entièrement nettoyé de son chakra et de son sang au préalable. Le sang mort, de toute façon, n'est que pourriture.

Il y aura une période de latence, une période de doute, pendant laquelle le sang de la doyenne sera perfusé à sa nouvelle enveloppe. Si l'opération se déroule comme prévu, on verra le corps se regonfler et reprendre ses couleurs au contact de ce divin liquide appartenant à cette divine femme. Sinon, le sang se répandra vainement et la Sorcière disparaîtra avec. C'est le risque ultime mais qui, balancé avec la maîtrise chirurgicale de la légende Omura ainsi que des consignes qu'elle a dispensées à ses élèves, ne paraît plus si insurmontable.

Il y aura donc une certaine étape durant l'opération où du sang chaud intégrera un corps froid. Or, un trop fort déséquilibre, comme elle l'avait vécu dans le passé, entraîne une période de convalescence longue et pénible. Mifuyu, pour pallier à ça, a trouvé la solution. Après s'être entraînée sur divers cobayes à la maîtrise de la technique de Fusuke, elle est désormais capable de mêler du sang dit "froid" à sa propre énergie. En effet, quelques minutes avant l'opération, elle a saigné une dizaine de serpents dont elle a recueilli le sang qu'elle a placé à l'abri du soleil afin qu'il refroidisse. Enfin, les scientifiques l'ont ajouté à la transfusion.

Dorénavant, le sang qui coulera dans les veines de Mifuyu ne sera plus uniquement humain. Elle est devenue une chimère, jusqu'à ce que son corps s'y habitue et développe progressivement un liquide vital hybride permettant aux deux de cohabiter et même de se renforcer.

Heure -32.

La Sorcière, finalement endormie, n'est plus maîtresse de son destin. Ce sont les mains d'un autre qui décident de sa vie ou de sa mort, détenant par la même occasion l'intégralité du futur du clan Omura entre ses paumes. L'opération s'apprête à durer précisément treize heures et vingt-deux minutes. C'est un effort continue, exercé par trois chirurgiens progressistes qui se remplacent au tour à tour. Heishi, évidemment, est là pour surveiller que personne ne fasse de mal à cette vieillarde qu'il a commencé à apprécier non pas comme une grand-mère, ni comme une mère, mais plutôt comme une guide intime.

Ces heures passées sont en tous points semblables aux bons souvenirs d'enfance : elles s'éternisent. Cependant, contrairement à ces moments chéris, elles évoquent une complexité qui donnerait un mal de crâne infernal non pas simplement à un médecin, mais également à tout philosophe. Vaincre la mort, et par elle la vie, n'est pas un exercice facile.

Enfin, après un labeur harassant de part sa technique et l'angoisse qui se dissimule dans tout acte illégal, l'opération touche à sa fin. Le fuinjutsu a fait son effet et la femme-enfant n'est plus que femme, tout comme l'enfant n'est plus que coquille vide. Déjà, le corps composé de ses trois petites filles a pâli et semble s'être affaissé. Avant que tout cela ne débute, elle avait émis le souhait que l'on se débarrasse de ce corps avant qu'elle ne se réveille, préférant se détacher de tout souvenir lui rappelant son existence précédente. Alors, par un dernier effort immoral, les scientifiques jetèrent le corps dans un sac qui sera à son tour lâché dans l'océan.

Heure 0.

Mifuyu la nouvelle, après avoir déposé une lettre destinée au bureau du Kage, dans laquelle elle annonce son absence pour quelques semaines afin de récolter certains ingrédients dangereux pour la DAPHU, prend la direction de ce port qui lui est devenu si familier ces derniers mois. Sans un mot, elle embarque sur un petit voilier commercial qui le dépose sur une île du Nord de l'archipel. Là-bas, elle paie un passeur pour qu'il l'emmène avec sa barque là où elle découvrit tous les secrets de Fusuke. Le matelot, pensant avoir devant lui une jeune bourgeoise insouciante, tente de lui dérober ses richesses et peut-être un peu plus – d'un coup de scalpel rapide, insensible, sa gorge est tranchée et sa dépouille vient s'enfoncer dans les eaux profondes des mers du Sud.

Elle pose finalement pied sur le sable de l'île qui sera sa demeure pour les prochaines semaines, peut-être pour le prochain mois. Ici, elle va tout réapprendre, et bien plus encore. Contrairement à la dernière fois, elle ne va pas se laisser affaiblir. Du bout de ses bras neufs, elle tire la barque vers le commencement de la jungle, là où elle ne pourra pas être emportée par la marée.


Enfin, elle retourne vers la mer turquoise qui la borde. Les pieds dans l'eau, elle observe son reflet qui vacille au rythme des vagues. Ce qu'elle y voit, c'est une femme prête à tout pour vaincre.

Apparence dans le reflet de l'eau :