An -4.
Nuit pluvieuse et tempête.
Manoir familial des Jin.La tension était à son comble dans l'immense propriété familiale de la famille Jin. Quels qu'aient été les troubles auxquels ils avaient été confrontés dans leur vie, les Jin n'avaient malgré tout jamais su se faire à la venue au monde d'un enfant, bien qu'en en ayant confectionné des ribambelles.
Les couloirs résonnaient ça et là du va-et-vient des serviteurs pressés et l'on entendait des ordres aboyés à gauche et à droite par de nombreux responsables du personnels, soucieux de faire en sorte que rien ne perturbe l'événement à venir. Au plus l'on s'approchait de la chambre d'accouchement et au plus le silence régnait, les serviteurs en guenille laissant place à de riches servants en livrée, distribuant coupes de thé ou remontants plus forts aux Jin venus de toute la région pour la naissance du dernier-né.
Hautement symbolique, cette naissance serait sans doute la dernière donnée par la matriarche de la famille Jin. Cela signifiait aussi que l'enfant serait la dernière de cette portée à pouvoir prétendre à la succession de la famille. Nombre des prétendants légitimes étaient donc venus voir la naissance de leur soeur. Pour les plus âgés d'entre eux, ce n'était qu'une rivale de plus dans la course à la succession. Pour d'autres ce n'était qu'une procession bizarre à laquelle ils ne comprenaient pas grand-chose.
Pour Yu, c'était sa lettre de grâce. Il avait passé huit années de sa vie à s’entraîner sans savoir si sa vie avait réellement un sens. D’après la tradition de sa famille, tous les Zhao devaient être Kagemushas des Jin. Des Jin nés dans un délai de huit ans après le dernier enfant Jin déjà pourvu d’un gardien. Yu était le dernier de sa fratrie. Et les années étaient vite passées. Sous la houlette de grand-père Fei, un homme sans âge et protecteur des deux dirigeants Jin, actuellement mari et femme, il s’était formé aux arts du combat. Petit à petit, le temps avait émoussé sa détermination. A quoi bon s’entraîner ? Sa vie était réglée comme du papier à musique. Petit à petit, la noirceur l’avait envahi. Désespéré, il savait ce qui l’attendait si nul enfant ne venait à terme dans ce délai. La mort. Pure et simple. Il s’y était résigné. Ainsi était faite la tradition. Il se demandait juste lequel des Zhao accomplirait cette tâche, son grand-père peut-être ?
Alors, quand il avait appris qu’un enfant, sans nul doute le dernier, était à venir, sa vie avait repris cours. Il s’était repris en main. Il avait décidé de revoir tous les fondamentaux que lui avait enseigné son aïeul et commençait même à perfectionner son propre style. Cependant, au fond de lui, le doute subsistait.
Il était assis dans l’antichambre menant à la salle d’accouchement. Seul sur un banc, il était soumis au regard provocateur et haineux de sa fratrie, prête à en découdre à la moindre provocation. Ainsi était la règle chez les Zhao. Toute provocation pouvait être confrontée par un duel. Yu avait bien appris de son enfance et n’avait plus provoqué ses frères et sœurs depuis quelques années, depuis qu’ils lui avaient tous percé le corps chacun à une reprise, témoignant de leur haine pour lui, préféré de Fei. Ils avaient leur raison d’avoir peur, Fei était une légende dans leur famille. Il servait la famille depuis plus longtemps que nul autre et avec une rigueur et un discernement des plus impressionnants au vu de son grand âge.
Le temps n’était pas à ces pensées-là. Tout se jouait dans la chambre d’où leur parvenaient des cris étouffés de la matriarche. A l’intérieur, l’élite de la famille se tenait autour du lit tandis que le duo de médecins de la famille ainsi que la sage-femme les accompagnant étaient à l’œuvre. L’accouchement semblait plus compliqué que prévu car le bébé ne se présentait pas de la bonne manière apparemment. Quand cette information leur fut annoncée, un de ses frères osa même sourire. Comme si la durée de vie de Yu venait d’être écourtée d’un coup. S’il avait été seul, Yu lui aurait brisé les côtes et l’aurait laissé s’étouffer, le sang remplissant ses poumons, tandis qu’il aurait écouté le gargouillis sifflant sortir de sa bouche de crécelle. Il ne pouvait pas s’y résoudre pourtant, quand bien même l’aurait-il voulu.
Tellement de pensées se bousculaient dans sa tête que l’environnement autour de lui semblait diffus. Il ne savait pas quoi en penser. Fallait-il se réjouir de voir arriver dans sa vie un petit être qu’il serait amené à protéger jusqu’à sa mort, surtout que ce n’était pas son enfant mais celui d’un des maîtres ? Cet enfant aurait le droit de vie et de mort sur lui. Dans l’histoire, nombre de Jin avaient décidé de renoncer à leurs postes en forçant leurs Kagemusha à mettre fin à leurs jours. Des suicides assistés sous formes d’accidents pour que les dirigeants ne s’y intéressent pas trop. Cela permettait à certains de sortir du joug de la famille et de vivre une vie plus calme. Que désirerait donc cet enfant ? Il n’en savait foutrement rien. Il allait falloir qu’il le forme. Au combat. A la vie. Pourtant, cela ne l’intéressait pas plus que cela. Il se sentait piégé, enfermé dans un système dont il ne pouvait se défaire. Qu’il vive ou meure ne changeait rien pour lui tant qu’il ne s’éloignait pas du chemin tracé par ses parents et ancêtres avant lui. On ne pouvait pas transiger à la tradition. Nulle trace de ceux qui avaient tenté d’y échapper n’était conservée. Une légende planait même autour de ce qui se passait si l’on tentait de fuir. Son grand-père lui avait déconseillé de se résoudre à cela. Qu’il comprendrait une fois son maître venu au monde. Sa maîtresse en l’occurrence.
Enveloppé dans son kimono noir, il ne vit pas son grand-père arriver et pénétrer dans la pièce. Il sentit juste un frôlement dans l’air à côté de lui et quelqu’un s’asseoir à côté de lui. Il ne vit pas non plus la ribambelle de regards meurtriers se poser sur lui après que toute sa fratrie ne se soit inclinée devant Fei. Le vieil homme sans âge avait esquissé un sourire poli et posé une main sur le genou de Yu. Il comprenait sa situation. Il avait été dans la même position il y a bien des années de cela. La seule chose à faire était d’attendre. Jusqu’à ce que la porte s’ouvre. Comme maintenant.
Fei avait pris le jeune homme hagard sous son bras et l’avait mené dans la chambre. De part et d’autre de la pièce se trouvaient les maîtres les plus éminents de la famille, qu’il salua avec déférence tout comme son grand-père qui alla se placer derrière le patriarche sans un bruit. Au fond, dégoulinante de sueur et drapée de blanc, la matriarche l’invita à venir d’une voix à bout de souffle. Il savait ce qu’il devait faire mais ses mains tremblaient. Le bébé était posé sur le ventre de sa mère, seul être vivant criant dans cette pièce silencieuse et froide. Il irradiait de vitalité. Au premier regard, Yu fut foudroyé. Comme si un lien inexplicable venait de le lier à tout jamais à cette petite chose.
Sans vraiment comprendre pourquoi, il fit exactement ce que l’on attendait de lui. Il prit le couteau rituel et s’entailla la main, laissant quelques gouttes perler sur le front de l’enfant.
« Moi, Zhao Yu, fils de Wu, affirme solennellement que je serai fidèle et porterai allégeance à cet enfant, Jin Wei, à ses héritiers et successeurs, en observant fidèlement les traditions de nos familles respectives. Par ce serment, je te confie ma vie, mes choix et fais vœu de te servir jusqu’à ce que la mort me prenne. Longue vie à la famille Jin. »
Un long silence régna dans la pièce avant de se transformer en nuée d’applaudissements. Il était désormais un Zhao à part entière. Un véritable Kagemusha. Pourtant, toutes ces formalités n’étaient rien par rapport à ce qu’il vivait en ce moment. Les yeux du bébé, le front maculé de quelques gouttes de sang, le fixaient. Amusée par cette scène, la matriarche lui ordonna de s’approcher et de prendre le petit être dans ses bras. Il n’avait jamais senti quelque chose d’aussi chaud. Un sentiment de joie le parcourait en cet instant et cela lui donnait la chair de poule. Une fois la clameur passée, il sut que l’évènement était terminé en voyant les dignitaires de la famille s’éparpiller petit à petit dans l’immense propriété. Le patriarche et sa femme récupérèrent l’enfant, leurs yeux brillants de larmes tandis que Yu se postait près de la porte, faisant office de sécurité. Il ne réalisait pas encore très bien ce qui se passait mais il sentit son grand-père arriver dans son dos. Il était de garde lui aussi, pour protéger le patriarche. Sentant que le jeune homme était ému, il s’était posté en retrait, pour éviter de froisser sa dignité d’homme en découvrant ses yeux embués par l’émotion.
« Tu as fait un serment remarquable Yu. »
…
Le vieil homme laissa les secondes s’égrener, le temps que toutes les émotions qui parcouraient le corps de son petit-fils se canalisent petit à petit et qu’il parvienne à remettre de l’ordre dans son esprit. Le manque de maitrise de ses émotions était une tare qu’il fallait à tout prix éliminer. Tous les Zhao renommés étaient des modèles de flegme et de maîtrise de soi. Fei en était même un des parangons.
« Arigato ojiisan »
L’enfant était né. Il était en vie, et au moins pour quelques années encore. Le couperet ne tomberait pas de sitôt. Il ferait tout pour que cela ne soit pas le cas. Réajustant son kimono, il inspira longuement et ferma les yeux un instant. Un discret sourire vint se peindre sur son visage. Wei.
Sans se l’avouer, il éprouvait déjà de l’amour pour ce petit bout de chou à peine né. Il la servirait, c’était son devoir. Avec amour, c’était son choix.