La situation venait de se refroidir en un instant. Une fougère desséchée aurait pu rouler au milieu de la rue avec deux pistoleros à chaque bord que l’effet aurait été le même. Les deux gros bonhommes attablés avec le père Koubai le regardèrent d’un air méchant et ricanèrent. Sans doute n’avaient-ils pas connaissance de la guilde des marionnettistes et ne voyaient-ils en lui qu’un trublion un peu fou ayant décidé de se vêtir partiellement de bois. Le Tengu arracha même un sourire à la cible de sa mission. Il n’était pas reçu en toute sympathie c’était désormais certain. Sous ces sourires un peu niais apparaissait un agacement bien profond.
“Et vous êtes? Si vous le voulez bien je préfère discuter ici entouré de ma famille. M. Je-me-cache-derrière-un-masque je vous présente Furu et Toru, mes deux cousins.”
Les deux balourds lui envoyèrent un sourire mauvais et se raidirent doucement, essayant par la même occasion de passer pour de gros durs. Wataru sourît sous la marionnette et répondit dans le plus grand des calmes. Après tout, ces types-là n’étaient que des civils un peu trop biberonnés à la bière et mal éduqués. Quel risque y avait-il à leur parler? Clairement aucun. Entre un ninja et un civil, la différence était nette. Sa réponse le fut donc tout autant.
“Qui suis-je importe peu. Vous devez plusieurs milliers de ryos à certaines personnes. Je vais vous laisser jusqu’à demain matin pour m’amener cet argent ici-même. Faute de quoi je serai obligé de prendre des mesures.”
Un grand silence. Accompagné de rires gras et bien sales. Il avait sans doute du passer pour un fou à arriver comme ça pour demander de l’argent. Peut-être était-il envoyer par un créancier mais cela ne semblait nullement désarçonner les trois individus en face de lui.
“Tu es marrant l’ami. Allez file! Que je ne te revoie plus ici ”
Le ton avait changé mais il était toujours accompagné d’un faux sourire. Histoire de faire semblant que le climat conservait son air pacifique. Wataru leur parla encore plus bas, répétant qu’il ne leur restait qu’un jour pour payer sinon, fort désolé, il agirait. Il était bien proche d’eux pour qu’ils puissent admirer le vernis du masque de Tengu et ses finitions rouge cramoisi. Cela semblait les irriter un tantinet car il vit des jointures blanchir et se serrer sur le bord de la table. Jouer avec leur humeur était bien plus facile que ce qu’il aurait cru mais il ne réussit pas à les faire sortir de leurs gonds dans l’instant.
Dommage… Il allait sans doute devoir se salir les mains.
Se dirigeant vers la sortie sans un bruit, il n’eut même pas à imaginer le signe de tête que fit sa cible aux deux lourdauds. Il eut simplement à écouter les raclements de chaise qui le suivaient jusqu’à ce qu’il se retrouve un peu à l’écart, faisant exprès de passer par une ruelle peu fréquentée. Il entendit les gros lourdaux se trainer derrière lui, faisant preuve d’une discrétion sans nul doute feinte par cette nuit de plus en plus sombre. Ils étaient deux et Wataru était seul. A eux deux, sans doute croyaient ils pouvoir le surprendre et le mettre hors d’état en quelques coups?
Il entendit un bruit métallique et stoppa net son déplacement, comme s’il venait de se rendre compte qu’on le filait depuis quelques centaines de mètres. Un grand bruit résonna dans le petit passage. Une grande barre de bois venait de frapper la marionnette dans un craquement sec. A part une grande vibration, il n’avait quasiment rien senti, protégé par l’armure du Tengu. Il fit cependant mine de s’écrouler et entendit un des assaillants se gausser sur le fait qu’il avait plié l’objet contondant dont il venait de se servir. Sans doute ces types-là faisaient ils peur aux pauvres hères de leur village perdu mais Wataru n’en avait cure.
La grande silhouette du pantin se retourna donc vers les deux personnages comme si de rien n’était. Ceux-ci semblaient un peu ahuris de la situation. Ils avaient déjà probablement abîmé plus d’une ou deux personnes de cette façon là, à voir l’angle que faisait la longue barre métallique par rapport à son état d’origine. Elle avait bien due être pliée de vingt ou trente degrés. Il observa plus en détail les sbires bien rondelets.
Ils devaient dépasser le quintal aisément et avaient chacun un long cou musclé pareil à celui d’un buffle. Ajoutons à cela quelques muscles bien développés, signe d’activités musculaires antérieures, et dix kilos de graisse par dessus. Beaux bébés.
La main de la marionnette s’écrasa dans le larynx du premier, laissant naître un sifflement aigu du fond de sa gorge. Le second eut à peine le temps d’écarquiller les yeux que l’autre main du Tengu l’empoignait à la gorge, l’étranglant. Le Shirogane n’aimait pas les démonstrations de force, il préférait régler cela en douceur, efficacement. Cette petite escarmouche ne devait pas interférer dans le recouvrement de la dette. Il fallait donc être persuasif. Il lâcha le cou du bonhomme qui se plia en deux, tentant de recouvrer son souffle.
“Vous avez deux choix. Soit vous écoutez et appliquez à la lettre ce que je dis…”
Petit silence théâtral.
“Soit je vous estropie à vie ici. C’est clair?”
Ses interlocuteurs se regardèrent et hochèrent la tête, un peu hésitants et pas encore très bien conscients de ce qui venait leur arriver. La peur semblait avoir fait son effet.
“Bien. Donc vous allez déguerpir d’ici et ne pas fréquenter M. Koubai pendant les quinze prochains jours. Est-ce bien compris?”
Le ninja aurait pu pratiquer une autre séance de violence gratuite mais il n’était pas friand de ce genre d’émoluments. Il se contenta d’avancer le Tengu proche de Larynx Endommagé et tendit sa main vers lui, doucement. Celui-ci recula, pris de terreur.
Bon. Le petit spectacle avait fait son effet et il ne serait pas embêté par les gêneurs. Il lui fallait maintenant réfléchir à une solution non-violente de collecte de la dette. La nuit porterait sans doute conseil alors il retourna à l’auberge, celle-ci étant désertée vu l’heure. Réglant sa chambre à l’avance, il entra dans celle-ci et s’allongea.
Il était environ huit heures du matin quand le jeune Nabume Koubai prit le chemin de l’école. Pour un jeune enfant de six ans, entrevoir un Tengu vêtu de rouge ne paraissait pas le moins du monde suspect. De toute façon, vu le nombre de roustes que son père lui mettait, il n’avait plus peur de grand chose à son âge. Mon Dieu… Si seulement sa maman était encore en vie.
“Un Tengu? Vous êtes un vrai Tengu?”
L’enfant fit sa plus plate révérence, comme s’il s’adressait à un Daimyo. Cela fit sourire Wataru. Ce gamin était sans doute soumis à une rude vie mais cela lui faisait plaisir de voir qu’il n’avait pas perdu le regard de l’enfant quand il découvre quelque chose d’incroyable. Tâchant d’être à la hauteur de son costume, le Shirogane répondit de sa voix la plus grave et la plus solennelle.
“Oui. Je suis un Tengu de la chance. Veux-tu avoir de la chance mon enfant?”
Les yeux du petit homme brillaient de milles feux et il hocha la tête en disant le mot Oui au moins quatre fois. Parfait. Son plan était un peu étrange mais il espérait que cela fasse son effet. Le message devait être clair. Il sortit de sa poche le collier et le papier puis se rapprocha et murmura les instructions d’une voix encore plus grave.
Quelques heures plus tard, Wataru était à table avec Natsume Koubai, blanc comme un linge. Celui-ci tenait dans sa main le papier et le collier en os de poulets que le ninja avait confectionné dans la nuit avec les restes de son repas du soir.
"Putain mais vous êtes malade? Un parchemin explosif sur Griffelongue? Tenez voilà l’argent ! Bordel si eulement je..."
“Si seulement vous vous taisiez, vous éviteriez sans doute la mise en danger possible de vos possessions et animaux M. Koubai. Alors soyons clairs voulez-vous?”
Silence et frustration.
“J’ai l’intégralité de la somme dans ce sac n’est-ce pas? *hochement de tête* Bien, alors tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il ne vous reste plus qu’à vous acquitter de vos dettes à l’heure si vous ne voulez pas que je revienne terminer ce que j’ai commencé.”
Empoignant le sac, il tira à lui l’homme en face de lui en lui tordant le poignet, plaquant son masque contre l’oreille de son interlocuteur.
“Ah j’oubliais…”
Natsume était accroché à ses lèvres comme si le moindre mot venant du shinobi pourrait le libérer de son supplice. Non seulement il venait de donner une grande quantité d’argent mais en plus il avait failli perdre sa plus conséquente source de revenus, son autruche adorée. Son coeur n’était pas encore tout à fait remis et il commençait à croire que le sort s’acharnait sur lui. Ce shinobi venait de le moucher en deux jours et une voix au fond de lui lui intimait de ne pas aller plus loin. Sans doute l’absence de ses cousins, subitement malades, l’inquiétait probablement un peu aussi. Ramassant des dattes, Wataru se dirigea vers la sortie de la taverne lentement et jeta un dernier regard en arrière.
“Vos dattes sont très bonnes M. Koubai, j’ai hâte de voir la prochaine récolte.”
Sous ces propos à peine voilés, une menace pointait le bout de son nez, signe qu’il n’hésiterait pas à revenir si la situation dégénérait à nouveau. Jetant rapidement un coup d’oeil au contenu du sac, il confirma le montant obtenu. Le compte était bon.
Il ne lui restait plus qu’à rentrer à Suna avec la douce et agréable sensation du travail accompli.