Vielle sorcière emprisonnée dans ce corps rafistolé de petite fille, tu as tout sacrifié pour vaincre la mort, sans y parvenir complètement. Désormais pourchassée par les Éthiques, Mifuyu la terrible, celle qui a transgressé tous les interdits, est à la croisée des chemins. À une époque où l'appartenance à un clan est crucial, raconte-nous, en 1500-2000 mots, comment tu évites le châtiment terrible de l'exil. Quels sont les sacrifices qu'accepte de faire Mifuyu pour assurer sa survie ? Que doit-elle faire pour convaincre Leiko que malgré son parjure, elle possède toujours une place au sein du clan ?
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An 4.
- Vous aurez votre preuve ce soir.Tandis qu'elle progresse à tâtons le long du couloir terreux et infesté de toiles d'araignée, Mifuyu repense à son entrevue avec Leiko. La tête de file du mouvement des Éthiques et, accessoirement, nouvelle dirigeante du clan était enfin venue à elle. Après s'être terrée misérablement pendant des années, le temps de prendre le contrôle de ce corps tant maudit que providentiel, la vieillarde avait redouté cette rencontre. Pire encore, elle en avait cauchemardé. Elle incarne l'exacte opposée de la politique actuelle : l'éliminer aurait envoyer un message fort aux récalcitrants. Finalement, sa vie n'avait pas été directement menacée mais, elle, l'éternelle sorcière, avait été contrainte de ployer le genou devant cette petite garce, ignare de ce qu'était la véritable médecine.
Or, une sorcière sait s'agenouiller quand les temps le nécessitent, mais ne flanche jamais. Elle compte bien regagner sa place au sein du clan afin de leur prouver qu'elle n'est pas une antiquité qu'on abandonne au fond d'un placard et qu'on dépoussière une ou deux fois par an, en souvenir du bon vieux temps. Elle ferait tout, elle l'avait déjà prouvé, pour survivre. Tout, y compris commettre le péché de trahison. C'est précisément ce qui l'a amenée dans ce souterrain miteux et mal éclairé, qu'on surnomme affectivement
les entrailles du monde médical. C'est ici que sont imaginées les futures percées scientifiques et les hybridations aux limites de la morale humaine. On raconte que c'est une véritable foire aux monstres, un cirque peuplé de créatures anormales et d'humains modifiés. Beaucoup chez les Omura pensent qu'il ne s'agit que d'un mythe, d'une utopie imaginée par quelques progressistes frustrés. En vérité, cet endroit a toujours été réel, évoluant et se déplaçant avec les années. Par mesure de sécurité, seuls les progressistes les plus passionnés en connaissent la localisation et sont autorisés à y pratiquer. Dans ce domaine, il se trouve justement que l'ancienne jouit d'une réputation de légende vivante.
Au fil de ses pas, les torches essoufflées accrochées aux murs vacillent et cèdent leur place à des lanternes brûlantes, qui exposent à merveille l'atmosphère lugubre du lieu. Devant son corps enfantin se tient une porte, petite et ornée d'une large chimère rouge sur le point de rugir. Pour certains, cette créature symbolise l'être parfait, celui qui a su triompher de sa nature humaine par la grâce scientifique. Aujourd'hui, Mifuyu y voit un présage sombre, celui de l'immonde trahison qu'elle s'apprête à exécuter. Celui du jour où elle piétine son code moral.
Une lumière se distingue sous la porte, puis les pleurs d'un bambin viennent lui chatouiller les tympans. Elle tourne la poignée lentement et entre dans l'atelier interdit. Comme à chaque fois qu'elle y met les pieds, elle est émerveillée par la beauté du lieu. Le décor n'a rien à voir avec celui qu'elle a traversé jusqu'à présent. La pièce est lumineuse, les murs sont métalliques et le plafond a gagné au moins deux bons mètres, de quoi contenir la plus mortelle des créatures. Une vingtaine de tables d'opération sont alignées, dont une qui est actuellement utilisée. Dans un coin, on distingue quelques lits de fortune, vides de toute chaleur humaine. Tout autour se trouvent des sceaux, des instruments chirurgicaux en tout genre ainsi que des tuyaux pour évacuer l'eau usée et autres fluides. On devine ici une véritable pratique industrielle de la médecine, adaptée façon laboratoire des horreurs.
Pour alerter de sa présence, la vieillarde referme la porte bruyamment. L'homme qui est en train d'opérer, Omura Fusuke, se retourne pour la saluer. Il est seul en ces lieux.
- Ah ! Mifuyu, quel plaisir de vous voir ici, dit-il avec un sourire crispé.
Vous venez reprendre du service ?Ces deux-là sont de vieilles connaissances, du temps où les chirurgiens de talent n'avaient pas besoin de se cacher. Du temps où la jeunesse n'était pas corrompue par des valeurs morales idiotes. Du temps où il n'y avait aucune honte à rêver de centaures et de sirènes. Il y a quelques années, Fusuke étaient même l'un de ceux qui crurent dans le projet de la Sorcière et qui l'aidèrent à le réaliser. Toutefois, depuis l'opération, il ne peut s'empêcher de ressentir une certaine crainte quand il la voit s'approcher. Il sait que sa transformation l'a rendue imprévisible et qu'elle craint – plus que jamais – pour sa vie. Personne ne sait mieux que lui de quoi elle est capable dans ces moments-là. D'un autre côté, si elle décide effectivement de recommencer à pratiquer, le médecin ne peut que s'en réjouir.
- En quelque sorte, oui. Dîtes-moi, Fusuke, sur quoi travaillez-vous ?En ce qui concerne l'ancienne, elle a toujours considéré cet homme, maintenant presque aussi âgé qu'elle, comme l'un de ceux qui incarnent l'avenir de la discipline. Sa méthode, son talent et son ambition l'ont toujours impressionnée, à tel point qu'elle fut celle qui lui autorisa l'accès à ce laboratoire, il y a bien des années de cela. Depuis, il avait accompli nombre d'exploits qui lui valurent une renommée impressionnante dans le milieu. Or, et malgré ces liens éthiques et professionnels qui les unissent, Mifuyu ne ressent pas la moindre culpabilité à l'idée de le trahir. Pour s'assurer de sa position dans le clan, elle est même prête à bafouer le serment de confidentialité partagé par les progressistes. Peu lui importe d'être déshonorée, ce n'est qu'un maigre sacrifice pour continuer de hanter ce monde.
Fusuke, méfiant, hésite avant de lui répondre. Il décide finalement de ne pas écouter son instinct et d'étouffer les signaux d'alerte que son cerveau lui envoie.
- Vous avez devant vous l'aboutissement de ma carrière, très chère. Ce bébé détient un patrimoine génétique tout particulier, que j'ai couplé avec des cellules à la fois félines et canines. Il dispose ainsi des meilleurs attributs de ces deux familles tout en conservant une apparence quasi-humaine.
- Fantastique, Fusuke, il fera une arme redoutable pour notre clan. Puis-je approcher pour l'observer ?
- Bien sûr, venez. D'ici quelques années, j'en ferai le plus féroce guerrier de notre lignée.Elle contemple longuement le bambin. Ses yeux semblent aussi perçants que ceux d'un lynx, le bout humide de son nez laisse penser à une truffe et elle remarque la présence de petites griffes aiguisées au bout de ses doigts. L'opération avait sans aucun doute été un succès. Un tel résultat à cet âge, cela relève du prodige. Pendant quelques secondes, elle se surprend même à envier sa jeunesse et son innocence.
Ainsi, cet enfant aurait eu un bel avenir, si seulement Leiko ne lui avait pas demandé de mettre fin à ces expériences. Elle doit l'éliminer et s'assurer qu'aucun hybride comme celui-ci ne revoie jamais le jour. Feintant de décrocher le carnet qui pend à sa ceinture de lin, la Sorcière attrape promptement une dizaine de senbons préalablement enduites de poison qu'elle lance sur son collègue. D'abord deux dans chaque bras, puis dans chaque jambe et, enfin, deux en pleine cage thoracique. Paralysé mais non blessé, il s'effondre sur le sol.
- P-our.. quoi ? demande-t-il après avoir redressé péniblement sa tête.
Sans y prêter attention, Mifuyu tranche la gorge de l'enfant avec son scalpel, se réjouissant de ne plus l'entendre geindre. Elle sent toutefois un sentiment amère au fond de sa gorge, qu'elle ne parvient pas à identifier. De la tristesse ? De la honte ? Non, probablement rien de tout cela. Pas à elle.
- N'y voyez rien de personnel, il se trouve que les Éthiques ont gagné. Or, je penche toujours du côté des gagnants. Afin de ne pas s'expliquer d'avantage, elle lui souffle au visage une dose de poison relaxant et soporifique. Elle lui attache ensuite les poignets et le scelle dans un grand parchemin de stockage pour en faciliter le transport. De sa main droite, elle saisit le corps inerte et ensanglanté du bébé afin de l'accrocher à sa ceinture par une ficelle. Il sera son trophée pour ce soir. Le symbole morbide de sa renaissance.
***
Bureau de Leiko, dans la nuit
Mifuyu vient cogner la porte en bois à trois reprises. Il est tard, mais elle sait qu'elle est attendue. Une minute plus tard, une femme vêtue d'un élégant kimono blanc vient lui ouvrir en souriant. Elle baisse les yeux, puis reste figée devant le cadavre infantile suspendu à sa taille, horrifiée. Agacée par cet obstacle entre elle et Leiko, la Sorcière la pousse en râlant et se fraye d'elle-même un chemin à l'intérieur.
Elle détache son trophée et l'attrape par le pied avant d'entrer dans la pièce principale. Dedans, la chef du clan est assise sur un coussin et lui fait face.
Quelle théâtralité. Mifuyu vient la rejoindre et se met sur ses genoux.
- Comme convenu, j'ai coupé court à l'opération d'Omura Fusuke. En voici le résultat.Elle fait glisser le bambin devant le visage scandalisé de son interlocutrice, laissant une large traînée ensanglantée derrière lui. Elle sort ensuite le parchemin de stockage qui retient son ami captif. Elle effectue les quelques mudra nécessaires à sa libération et l'homme apparaît à même le sol dans un nuage de fumée. Telle une truite dans son filet, il fait tout pour se dégager de son entrave, mais sent toujours les effets de la paralysie.
- Je connais les progressistes. J'ai accès à chacune de leurs planques. Permettez-moi de revenir et je vous donnerai le moindre de mes alliés. Ah, et faites ce que vous voulez de lui.
- Vieille pie ! Comment osez-vous ? pesta le prisonnier avant qu'elle ne le fasse taire à l'aide d'un tissu qu'elle lui fourra dans le gosier.
Leiko lui sourit. Dans sa croisade contre les progressistes, elle a effectivement besoin d'informations pour maintenir la bonne réputation du clan. Qui de mieux que la terrible sorcière pour les lui fournir ?
- Merci, Mifuyu. Il pourrait effectivement y avoir une place pour vous, répondit la conseillère du Kage d'une voix calme.
Si vous accomplissez cette tâche et faites profil bas, je pourrais songer à vous offrir une position de choix dans la nouvelle organisation du clan. M'apporter votre plus grand allié est un acte de foi honorable, mais il me faudra encore du temps avant de vous accorder ma confiance.
- Je ne vous décevrai pas.
- Il est temps d'aller expier vos péchés, alors. Un simple hochement de tête et l'ancienne quitte les lieux. Elle se sent humiliée, mais n'est certainement pas en position de manifester son mécontentement. Elle trouverait un moyen de se venger plus tard. En attendant, elle va extérioriser sa rage sur ses alliés d'hier. Et elle vivra.
Que la chasse commence.