Kaguya Eiji

“En fait le secret, c’est de mettre les gousses d’ail et le piment SOUS la peau du poulet pendant la cuisson comme–ça [...]”

L’informateur pouvant palper la tension que sa venue avait installée dans la pièce, il prit soin de fermer derrière lui les volets de bois usé avant de s’éclipser par les toits, coupant ainsi Eiji de tout stimulus externe. Le jeune homme, assis en seiza au milieu de sa pièce à penser tout à fait spartiate, prit la décision de se laisser le temps de réfléchir. Le temps d’une gorgée de thé, plus précisément. Prenant soin de ne pas tacher son jinbei à la teinte grenat, il sirota un peu de thé brûlant.

Alors comme ça, le village caché de Konoha se sentait d’humeur conquérante, et les pourparlers avec Kudo étaient déjà mis en place. Il fallait agir vite, autrement, l’engrenage broierait quiconque tenterait de le retenir, mais de manière réfléchie. Tout d’abord, éliminer les idées stériles, en l'occurrence celles invitant à la passivité. Ne prendre ni parole ni position pouvait indiquer à Konoha que le Clan montrait patte blanche, mais la réalité serait amèrement différente pour le village caché du Pays du Feu.

Tout d’abord parce que les Kaguyas, jusqu’à présent, ne se mêlaient que très peu à l’échiquier géopolitique du Sekai, et ce ,par manque d’intérêt et rien d’autre. Mais penser qu’ils accepteraient paisiblement serait se fourvoyer doublement, en ignorant leurs mœurs. Le shinobi de Konoha, qu’il soit dignitaire ou simple soldat, connaît peut-être mal le clan installé dans le Delta, et ne se douterait donc pas qu’à l’instant où la nouvelle atteindrait les oreilles du tout-Ofusecho, un commando de Kaguyas risquait de se former de manière organique et que celui-ci irait où le vent le porte, amenant avec lui ses intentions belliqueuses. Une tuerie en entraînant une autre, et dans le pire des cas, le génocide des siens prend place. Si Eiji les sait forts et implacables dans la bataille, il ne se berce pas d’illusions quant à leurs chances face à l’écrasante puissance militaire de Konoha. Et tous ces Kekkei Genkai, tous ces clans puissants, sans compter les clans indépendants qui pourraient en profiter pour montrer leur allégeance à Konoha et s’en faire des alliés en se joignant au massacre, après tout les Kaguyas étaient loin d’être appréciés de tous…

Une autre gorgée de thé.

Ça, c’est dans le meilleur des cas inacceptables. Celui où Konoha n’est que paix. Il pourrait très bien en être autrement, le village caché du Pays du Feu pouvant tout à fait jouer de la puissance susmentionnée pour exiger une soumission immédiate et totale de tout le territoire. À ce moment-là, le soulèvement du clan Kaguya prendrait une ampleur bien différente, il serait en fait impossible de le contenir. La fierté d’Eiji elle-même en prendrait un coup, et il se surprit un instant à se demander s’il ferait partie de cette révolution, ou s’il deviendrait un paria aux yeux des siens. Bien sûr il y avait des éléments à faire valoir mais n’étant pas des modèles de prise de décision mesurée, les autres de son Clan préfèrent agir rapidement plutôt que de prendre le risque de rester trop longtemps sous le joug de Konoha et de finir en servitude. Après-coup, des shinobis sans vergogne pourraient même profaner les dépouilles des Kaguyas morts au combat en essayant de s’accaparer les secrets du Shikotsumyaku, et ça, c’était hors de question …

Une autre gorgée de thé. Eiji tire sur le lacet de son jinbei pour l’ouvrir sur son torse glabre, le délivrant un peu de la chaleur estivale qui fait pulser son sang au niveau des tempes.

Il faudrait donc, dès le départ, prendre part au dialogue. Que le daimyō le veuille ou non, qu’il en soit prévenu à l’avance ou non. Eiji sait d’expérience qu’il n’est pas à son aise en la présence de membres du clan, mais il faudrait bien qu’il s’y fasse un jour ou l’autre étant donné que le jeune homme compte mener ses plans à bien. En se présentant aux dignitaires de Konoha comme des gens prêts à la discussion et animés d’ambitions plus grandes que les incessants conflits et pillages auxquels ils s'adonnaient dans un passé encore proche, ils pourraient asseoir leur place d’acteur principal de la vie de la région et du Sekai aux côtés de Kudo, et entamer leur progression vers de plus grands projets. Mais comment les mettre en place ? Proposer l’intégration du clan au sein du village caché serait bien trop clivant pour celui-ci, et le pas franchi serait trop grand. D’autant plus que dans la finalité, cette décision pourrait-être interprétée comme une soumission. Si une telle fusion devait s’opérer, il faudrait que la proposition vienne de l’extérieur, en tout cas pour l’instant. Mais ça n’est pas tout.

Pour Eiji, les enjeux d’une telle rencontre s’étendaient aussi sur le plan personnel. Toujours avide de savoir, il se penchait depuis quelque temps sur les origines les plus anciennes des siens, et à fortiori de leur don héréditaire. Si l’ostéogenèse courait dans leur sang depuis des temps immémoriaux, elle devait descendre de quelque part : c’était le postulat de départ du jeune homme. Mais alors qu’il arrivait à peine à dépoussiérer le passé de ce Kekkei Genkai plusieurs fois séculaire, ses pistes se virent être abruptement interrompues. Aucun mystère derrière ce phénomène : pour un clan autant porté sur la destruction, les archives et livres d’histoire étaient tout en bas de l’échelle des priorités. Donc les sources de recherches se limitaient à ce qui avait tant bien que mal survécu aux pillages, trocs et autres raids que leurs possesseurs avaient vécus. Ce n'était pas le cas de Konoha, Eiji en était intimement convaincu. Une bibliothèque, des archives, des parchemins aux techniques ou récits secrets, des shinobis ayant mémoire d’une autre époque… Être en bonne relation avec le Village caché de la Feuille pourrait ouvrir les portes du savoir aux Kaguyas. Autant de raisons d’être présent en premier et en nombre au sommet qui se tiendrait entre le daimyō et les représentants de Konoha.

Même si nombre des siens n’y verraient rien d’utile, Eiji pensait au futur et à ce qu’il jugeait bon de faire pour atteindre un but qui était indispensable. Fier, il ne craignait pas d’endosser ce rôle de décisionnaire. Et justement, le temps des décisions était venu. Se levant et laissant choir la veste de son jinbei au sol, il abaissa son centre de gravité pour adopter une position martiale. Les danses fleuries des Kaguyas ne le lassaient jamais, mais au-delà de ça, ces pyrrhiques étaient des merveilles de méditation.

Quand partir ? Sûrement aux aurores. Il y avait une certaine distance à couvrir, et Eiji ni ses les gens qui l’accompagnaient ne pouvaient se permettre d’arriver en sueur, ou pire: en retard. Bien sûr que les meilleurs pouvaient abattre l’espace les séparant du domaine féodal en quelques heures à peine, mais aucun risque ne pouvait être pris quant à leur présence là bas, aussi le plus tôt serait le mieux.

Avec qui ? Deux personnes suffiront. D’abord, quelqu’un de haut placé, peut-être un des bras droits du chef de Clan. Eiji les côtoyait tous, cependant celui auquel il pensait ne rechignait jamais à se faire manipuler, ayant le jeune homme et ses idéaux dans ses bonnes grâces. Un homme au gabarit solide, plus grand qu’Eiji encore, et à la voix grave : une allure brutale, cependant comme notre éphèbe à la langue aiguisée serait le parolier, et que ledit bras droit était en réalité réservé quand il le fallait, il donnerait l’impression que les Kaguyas étaient au final contrôlables. L’illusion ferait l’affaire pour la durée de leur rencontre, et qui plus est son futur équipier faisait figure d’homme de confiance pour nombre des membres du Clan, autant de Kaguyas qui soutiendraient Eiji dans le futur. Qui d’autre ? Une femme. Une kunoichi vénérable et vénérée: dans une société où la descendance était un des biens les plus précieux, il ne fallait pas sous-estimer la place des matriarches. Sa présence et son autorité naturelle seraient un support inégalable pour Eiji. Celui-ci, ayant tout juste achevé son rituel de réflexion, avait rouvert les volets de bois, laissant la clameur de l’extérieur pénétrer de nouveau son domaine. Le soleil se couchait, et c’est un pied sur le garde-corps de son balcon qu’il fit partir deux oiseaux, un pour chacun des équipiers qu’il avait choisi. Ils répondraient bien entendu par leur soutien, Eiji ayant conquis l’un par son verbe, et l’autre par la faim dévorante de changement qui brûlait en son sein. Et à eux trois, au retour, ils seraient bien assez pour décider de quoi dévoiler à la masse du clan, et de comment convaincre celle-ci du bien fondé de cette opération, ainsi que que de la nécessité pour celle-ci de se regrouper derrière un leadership neuf, et actif.

Mais ils n’étaient pas dans une mégalopole commerciale. Les âmes sur leur territoire actuel ne se comptaient pas en centaines de milliers. Pourquoi ne pas aller les voir directement, alors ?

Parce que, de la même manière qu’il avait décidé qui l’accompagnerait dans quelques heures, il lui incombait aussi le devoir de choisir de qui se séparer. Eiji, bien qu’idéaliste, n’était pas naïf. Si les nouvelles étaient arrivées à ses oreilles, elles atteindraient celles d’autres cheveux-blancs d’ici peu. Un sobriquet qu’il abhorrait, mais réservait à ceux qui le méritaient : les pauvres ignares qui ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez. Morts-nés. Voués à n’être que de la chair à canon pour Kaguyas, victimes de leur destin et de mœurs dont ils étaient mentalement prisonniers. Mais ces gens-là faisaient encore l’unanimité auprès de nombre des siens, et Eiji n’avait pas le temps pour ça. La vaste majorité du Clan n’avait pas besoin de savoir ce qui se tramait, mais il avait en tête une ou deux personnes. Une en particulier, en fait. Un agitateur, à l’origine d’une petite communauté prônant le traditionalisme au sein du clan Kaguya.

Il n’avait plus que quelques heures pour l’espionner. Savoir s’il savait, et le cas échéant : agir. Entamer la discussion était une option, mais à l’heure où il se mettrait à l’action, Eiji était certain que cette personne serait en état d’ébriété avancée. Et très entouré. Autant dire que le terrain serait peu propice aux tergiversations. En fait, Eiji ne voyait que très peu de solutions, et il commençait à se demander si, dès le moment où la nouvelle lui avait été portée, son subconscient avait fait les connexions et l’avait conditionné. La stimulation de la théine, son dévêtement et l’échauffement qui avait suivi. Tout portait à croire qu’avant les mots, les muscles allaient devoir s’imposer, et que les nouvelles portées plus tôt par son informateur étaient les prémices de plus de changements qu’il le pensait initialement. Le Clan n’était qu’à l’aube de grands changements, et Eiji en serait le héraut. Il approchait. Les dizaines de mètres qu’il avait parcouru pendant les quelques secondes qu’avaient prises ces dernières pensées ont suffi à sceller le destin de l’agitateur. Eiji retire son humérus et s’avance dans la nuit.