Shin [Terminé]

Je me souviens de l’extravagance du mur d’enceinte, nous qui n’avions qu’un muret pour nous protéger. Je me souviens de la chaleur accablante de l’été, moi qui ne connaissais que le froid mordant de l’hiver. Je me souviens d’un millier de visages et d’un millier de couleurs, tandis que l’on me tirait inexorablement à travers des rues inconnues. Mais ce dont je me souviens surtout, c’est le bruit que tous ces êtres produisaient, cette cacophonie assourdissante qui m’accablait brutalement, alors que nous pénétrions Konoha.

C’était comme si j’étais né sourd ; franchir les portes de ce village me rendait l’ouïe. Je passais d’un monde où le silence était roi, à une jungle citadine où chacun tentait désespérément de se faire une place, à grand renfort de cris et d’exclamations. Et ce n’était pas seulement le bruit des hommes eux-mêmes, tout ce qui m’entourait semblait participer à ce tapage confus : les roues grinçantes des charrettes, les coups de maillet du charpentier,  le bétail mécontent et assoiffé.

Avec le recul, je crois que nous traversions le marché du village. J’ai pleuré, bien malgré moi. Je m’étais promis d’être fort, car je savais que de nombreuses épreuves m’attendaient. Et pourtant, j’ai cédé, incapable de supporter ce vacarme incompréhensible. Comment faisaient tous ces gens pour se comprendre ? Y avait-il seulement quelque chose à comprendre ? La main qui me tirait s’est arrêtée, croyant certainement que je regrettais déjà ma famille laissée au Myōshin-ji. C’est vrai, je les regrettais, mais je savais l’ampleur de leur sacrifice et j’éprouvais bien trop de respect pour oser me plaindre de cette situation. Je ne crois pas que le propriétaire de la main a compris, quand j’ai voulu lui expliquer ce que je ressentais – cette confusion qui me faisait tourner la tête, comme si mes sens étaient soudainement exacerbés. Mais je ne m’attendais pas à ce que les gens d’ici me comprennent. Ils étaient nés dans ce brouhaha incessant. Moi, j’étais un enfant du silence.

Alors, à défaut de saisir la raison de mes larmes, la main m’a de nouveau tiré ; nous avons repris notre route, inexorablement, et j’ai essayé vainement de me souvenir d’un son familier, pour apaiser mon cœur. Le chant de la Nature.


J’étais certain de ne pas être né sourd. Tout comme j’étais certain que ces gens faisaient partie de la Nature, eux aussi. « Nous sommes un tout », m’avait appris Jirō et j’y croyais sincèrement. Alors pourquoi leur chant me semblait-il si dissonant ? Nous nous sommes finalement arrêtés. Mes larmes, qui avaient commencé à sécher, me collaient les joues. Plus loin, des enfants se couraient après. Je me souviens les avoir regardés un moment ainsi. Ils criaient, ils riaient. Ils étaient bruyants, mais ils semblaient heureux. J’ai eu envie d’aller vers eux, d’apprendre à les connaître, de partager cette bonne humeur qui les animait. Je n’en ai pas eu le courage. A la place, je suis passé d’une main à une autre et je ne les ai plus jamais revus.

Ce n’est que longtemps après, des semaines plus tard, que j’ai compris le véritable sens de ce dont j’avais été témoin ce jour-là. On dit qu’il n’est jamais trop tard. Alors maintenant, je prends plaisir à me balader dans les rues de Konoha, surtout les jours de marché. Car ce bruit incessant, c’est le bourdonnement de la vie.

Je n’étais pas sourd, je n’avais simplement pas encore vécu.