Chtak, raté
-Loin de moi l’idée de décourager une nouvelle recrue potentielle, mais es-tu vraiment certain de ton choix ?
Cette question continuait de bourdonner dans les oreilles d’Inko depuis qu’il avait franchi le seuil de la salle de recrutement plus tôt dans la matinée. L’homme qui l’avait interrogé était Tosu, un des Chûnins du clan à l’air froid et aux yeux perçants n’ayant rien à envier à ceux d’un fauve. Il n’y avait pas de méchanceté dans cette innocente question, juste une certaine confusion presque amusante sur ce visage d’ordinaire de marbre. Candidature à la main, il avait posé sur Inko le regard perplexe qu’un lion pourrait avoir pour un chaton égaré se réfugiant au sein de sa meute.
Il n’était pas difficile de comprendre les raisons de cette hésitation. Le lot du Cercle des Chasseurs était composé des missions les plus ingrates et des tâches les plus inavouables. Ils étaient la flèche qui se plante sans un son dans la nuque de la cible. Il n’y avait ni honneur ni gloire à trouver dans la voie ensanglantée de l’assassin. Dès lors, il n'y avait rien de surprenant que les jeunes du clan lui préfèrent le Cercle des Gardiens, en particulier les nobles désireux de faire leurs armes pour faire bonne figure. Avec son kimono bariolé et ses manières délicates, Inko devait lui apparaître comme un blanc-bec fortuné en quête d’exotisme plus que comme un candidat sérieux.
Inko ne s’était pas laissé démonter pour autant. C’était sa seule chance, son unique échappatoire de la prison qu’était devenue son quotidien. Maintenant que sa sœur était là, il savait qu’il n’aurait bientôt plus de véritable foyer où retourner. Devenir un Gardien, c’était ce que ses parents auraient attendu de lui, afin qu’il protège Nari comme garde du corps. La simple idée de devenir qu’un accessoire à l’ascension de sa cadette le faisait bouillir de l’intérieur. Il obtiendrait sa liberté, même s’il fallait l’arracher au monde.
-Je sais dans quoi je m’engage, monsieur. C’est un choix… mûrement réfléchi.
Un soupir las. Une exaspération ressentie presque comme un coup de poing dans le ventre.
-Très bien… Si tu insistes. Suis-moi.
Tosu n’était pas bête. Il pouvait aisément imaginer les motivations qui avaient amené l’adolescent jusqu’ici. Nul doute que les rumeurs concernant le foyer d’Inko avaient fait le chemin jusqu’à ses oreilles au moins une fois. Il pouvait compatir. Mais rien de tout ça n’était une raison suffisante pour compromettre le niveau de son équipe. Les Chasseurs n’étaient pas un foyer pour accueillir les cas sociaux. Il avait besoin de combattants efficaces, le reste n’avait aucune espèce d’importance.
Chtak, raté.
Inko avait été amené près de la rivière derrière le camp d’entraînement. C’était un large cours d’eau qui serpentait depuis les collines voisines, formant plusieurs cascades. C’était un coin populaire durant les beaux jours. Mais au cœur de l’hiver comme aujourd’hui, l’eau était glacée. Tosu avait collé un petit carquois entre les mains d’Inko en lui pointant un minuscule rocher.
-Voilà un carquois de 10 flèches, installe- toi sur ce rocher. Si tu abats au moins trois truites avant de tomber à court de munitions, j’accepterai de considérer ton entrée au sein du Cercle. J’espère que tu n’as rien à y redire.
A cette période de l’année les carpes remontaient le courant pour pondre leurs œufs en amont. D’après de vieilles croyances, celles qui parviendraient à leur destination se métamorphoseraient en puissants dragons. Inko n’était pas vraiment d’humeur à énumérer toute la symbolique alambiquée que ses ancêtres avaient pu attribuer à ce tas d’écailles. Et cela n’allait pas s’arranger d’ici quelques minutes…
Chtak, raté.
C’était la troisième flèche qui finissait dans l’eau et Inko sentait le feu lui monter aux joues. Qu’est-ce que c’était que cette épreuve stupide ?! Les rochers sous ses pieds étaient glissants et les appuis incertains. La cascade rugissante formait un genre de bouclier, protégeant des flèches par la force de ses courants. Il fallait frapper à l’instant fugace où les carpes bondissaient hors de l’eau pour prendre leur élan. La marge d’erreur sur des cibles si petites était inexistante, rien de moins qu’un tir parfait était nécessaire. Et comme si cela ne suffisait pas, l’écume dissimulait les mouvements déjà imprévisibles de ces maudits poissons. Ses doigts de pieds gelés par l’eau froide ne faisaient rien pour arranger son humeur déjà massacrante.
Mais plus que l’inconfort ou la difficulté, ce qui le tuait de l’intérieur c’était le public. Plusieurs curieux du clan s’étaient rassemblés pour profiter de cet étrange spectacle.
Inko pouvait sentir les regards brûlants de ses congénères dans son dos. Nul doute qu’ils le trouvaient tous un peu pathétique. Que faisait une petite fleur d’allure si délicate dans leur antre dévouée au sang et à la mort ?
Chtack, raté. Encore. Plus que 6 flèches.
Un ricanement à peine dissimulé parcouru la petite foule. Un Chûnin du clan prit la parole.
-Pas la peine de stresser comme ça petite. Prend une grande inspiration.
Inko sentait les larmes perler au coin de ses yeux, son souffle lui laissait un arrière-goût de cendre dans la bouche. Ses émotions sur le point d’imploser faisaient trembler sa main. Était-ce un nouvel échec ? Un nouveau raté à rajouter à la longue liste qu’était sa vie ?
Non.
Il avait honte. Mais plus que tout, il était en colère. Prendre une grande inspiration ? Se calmer ? Mais pour qui est-ce qu’il se mêlait celui-là ? Quand est-ce que l’archer avait réclamé l’aide de qui que ce soit ? Et est-ce qu’il venait de l’appeler “petite” ?!
Il en avait plus qu’assez de tout ça. Assez qu’on le traite comme une petite chose fragile ou comme une jolie décoration à pavaner.
La brûlure de la corde sous ses doigts. L’agonie hurlante de chacun de ses muscles. La légère brise qui caressait ses cheveux. C’était tout ce qu’Inko avait besoin de ressentir. C’était tout ce qu’il avait besoin d’être. Ses parents, sa sœur ou encore les attentes du clan, plus qu’aucune autre ces pensées parasites étaient les cibles que le jeune archer devait abattre s’il espérait un jour se dépasser. Vider son esprit ? C’était le genre de banalités que ses anciens professeurs rabâchaient à toute heure du jour. Quel ramassis d'âneries.
Inko n’était pas de ceux qui s'épanouissaient dans la quiétude et la contemplation. Il n’avait que faire d’un cœur tranquille guidant sa flèche. Il n’y avait rien de spirituel ou de noble dans ses motivations. Il était là pour s’affirmer, il était là pour vaincre. Il ne voulait pas la sérénité, il voulait hurler son nom au visage de la terre entière. Pourquoi faire taire le brasier dans son cœur s’il pouvait en faire une force ? Chacune des cruautés subies au cours de sa vie avait cristallisé dans les tréfonds de son âme une image de pure haine. Leurs visages pleins de mépris cachés derrière des sourires hypocrites, Inko les visualisait avec une clarté presque surnaturelle. Oh qu’il serait bon d’y voir un trait s’y planter, le temps d’un fantasme.
Il n’avait qu’à se concentrer un peu pour voir leurs visages flotter sur chacune de ces truites, comme des mirages. Sa main cessa de trembler, son esprit soudain envahi d’une clarté vengeresse. Il plongea chacun de ses sens dans les mouvements de l’animal, les tressaillements gorgés de vie de celui qui portait en cet instant le faciès de sa génitrice. Un mince sourire se dessina sur ses lèvres alors qu’il lâchait la corde avec un murmure, un petit message d’adieu.
-Bonjour mère.
Chtak. Le bruit de la chair perforée, le hurlement muet d’une âme fauchée. Un corps sans vie qui s’effondre sur la caillasse en bas de la falaise. Un frisson parcouru parcouru l’échine d’Inko en voyant sa proie abattue. Les images horrifiques de sa mère agonisante se superposaient dans son esprit à l’ultime sursaut de la carpe. Le public surprise se tut, le brouhaha fauché par la flèche aussi. La langue d’Inko passa sur ses lèvres. Cette extase éphémère lui semblait plus douce que le plus raffiné des parfums, plus sucré que le miel. Sans un mot il encocha une nouvelle flèche et prit pour cilbe le mur d’eau.
-Ô père, vous êtes déjà rentré ? J’étais justement en train de préparer du thé. Vous voulez un peu ?
Chtak. Des années de rancune et de frustration canalisées en une seule flèche mortelle. Une nouvelle vie sacrifiée sur l’autel de la réussite et d’une vengeance puérile. Ils pouvaient bien aller se faire voir avec leur cœur serein. C’était infiniment plus grisant de procéder de cette façon. Mais ce n’était pas suffisant. Quelle gloire dans le fait d’abattre un poisson ? Inko voulait que ce soit spectaculaire, qu’il puisse leur faire ravaler leurs ricanements une fois pour toute.
Les spectateurs regardaient maintenant avec un intérêt renouvelé. Une cible ? C’était un coup de chance. Deux de suite ? Il était en train de se passer quelque chose. Ceux qui avaient grandis avec un arc dans les mains pouvaient le sentir jusque dans leurs os. Et pourtant… Il y avait quelque chose de malsain dans cette manière de tirer. Une aura sombre se dégageait de cet archer d’allure si raffiné. Ils y voyaient un mauvais présage. Tosu vit du potentiel. Plus qu’une seule cible à abattre. Inko tendit la corde de son arc, encochant non pas une, mais les quatre flèches qui restaient à son carquois dans un geste de pure arrogance. Il allait en faire une brochette fabuleuse de cette poiscaille.
-Hello petite so-...
Au moment de lâcher son tir, Inko marqua une hésitation. Une pause dans cette rage meurtrière qui le prenait aux tripes. Nari. Elle commençait tout juste à dire ses premiers mots. Ce matin même elle lui avait souri depuis les bras de mère. Cette maudite morveuse qui lui avait tout volé. Si seulement elle n’avait jamais été là… Si… Si quoi ? Les choses auraient-elles étaient meilleures si cette petite ne s’était pas introduite dans sa vie ? Aurait-il été plus heureux de continuer à vivre comme la poupée des anciens du clan ? Un miasme où se mêlaient colère et tristesse bourdonnait dans le cœur de l’archer.
Se battait-il vraiment pour triompher d’une gamine dont le seul péché était d’être venue au monde ? La question résonnait dans son esprit. Qu’est-ce qu’il voulait vraiment ? Que des parents qu’il méprisait finisse enfin pour reconnaître sa valeur ? Il était donc encore à ce point prisonnier de leurs attentes… Il se débattait pour briser des chaînes sans se rendre compte que tout ce temps il n’avait en vérité fait que s’y raccrocher. Nari ne méritait pas sa haine parce qu’elle était innocente. Et ses parents, eux, ne méritaient rien de lui, pas même son mépris. Qu’ils aillent tous au diable.
Inko pivota soudain sur lui-même, se détournant de la cascade pour tirer en direction du public. Il y eut un sursaut. Les 4 flèches sifflèrent dans les airs, surfant sur le vent comme une nuée d’hirondelles.
Chtak.Chtak.Chtak.Chtak.
Chacune des flèches venait de se loger dans sa proie. Non pas les truites de la cascade voisine, mais dans les 4 cibles du terrain d’entraînement se trouvant derrière le mur bien plus loin derrière.
Avec un sourire nimbé d’arrogance, Inko jeta le carquois vide aux pieds de son examinateur, réajustant dans la foulée la mèche de cheveux que cette petite pirouette avait fait tomber sur son visage.
- J’espère que vous n’avez rien à y redire, sensei.
L’homme haussa les épaules avant de lui indiquer de le suivre dans le bureau d’un geste de la tête. Ce n’était certes pas très orthodoxe mais après tout… Il avait besoin de combattants efficaces, le reste n’avait aucune espèce d’importance.
Satisfait, Inko jeta un dernier coup d'œil en direction de la cascade. La dernière truite venait d’atteindre le sommet de la cascade, disparaissant dans les courants plus loin. Vas-y petite dragonne. Envole-toi. Cet oiseau-là ne viendrait pas te faire de l’ombre dans les cieux.