Lettre à Enji, mon frère.
Hey, Enji.
Ça fait longtemps qu'on n'a pas parlé, hein ? Je me demande comment tu vois le monde, maintenant. Est-ce que tu as rencontré Touya ? Ou alors peut-être que tu as fait la connaissance de ta sœur. Ah, oui, c'était une fille. J'en suis certain. Enfin, tu dois mieux le savoir que moi, hein ! Tu me racontais souvent que, quand tu partirais, tu serais heureux car tu savais que tu les retrouverais.
…
Excuse moi.
Je vais être honnête avec toi, petit frère, je ne sais pas ce que je suis en train de faire. Est-ce que j'essaye vraiment de te parler ? Peux-tu seulement lire, as-tu seulement une conscience, là où tu es ? Je ne sais pas.
Je ne sais plus. Tu me connais pourtant, je ne suis pas du genre à croire à toutes ces conneries sur la vie après la mort. J'ai franchement du mal à croire à l'existence d'un type barbu qui donnerait à ceux qui le méritent une seconde chance. Et s'il existe bel bien, alors il ne faut pas l'appeler Dieu mais démon. J'ai vu tant de choses cruelles, tant de misères et d'injustices, tant de souffrance....
Mais je ne t'apprends rien, n'est-ce pas ? Tu sais tout ce que je suis en train de te dire. Ce démon t'a pris sans l'ombre d'un regret, il a balayé ton existence comme un fétu de paille et t'a emmené. Tu avais encore tant à vivre, tant à faire ! Mais il t'a fait disparaître. Tu étais là, et, en un éclair, tu avais rejoint le champ anonyme des âmes à jamais disparues, emportées par le temps.
Je me souviens encore de ce cri, ce matin. Que faisais-tu debout, aussi tôt ? Toi qui aimais tant regardes les nuages, tu avais dû te lever pour en suivre un à la forme rigolote. Il avait dû t'emmener et, innocent fou que tu étais les yeux levés vers le ciel, tu as dû ne pas voir le bord de la rivière et te laisser tomber dedans. Que ta détresse a dû être grande quand le ciel s'est soudainement assombri, et que ta gorge haletante ne trouvait pour la soulager qu'une eau noirâtre et impie.
Oh, pauvre âme. Tu as découvert la vraie nature de ce monde plus tôt et plus vite que n'importe qui, sans même pouvoir profiter de la douceur sucrée et innocente de ton enfance. Tu as été jeté sous le marteau impitoyable du forgeron de la vie, brisé pour que d'autres puissent vivre en te pleurant.
Mais ne t'en fais pas. Tu ne tomberas pas dans l'oubli. Les étincelles de ton départ nous ont tous marquées au fer rouge, et rien ne pourra jamais les effacer. Si ton visage disparaît parfois de ma mémoire, jamais ton nom et ton héritage ne me quitteront.
Car oui, tu as laissé un héritage.
Ton départ ne nous laisse pas démunis et abasourdis, affaiblis face à la tempête de la vie. Oh que non, petit frère. De ta mort, j'ai trouvé les bases pour créer des murs plus solides que jamais. De ton sacrifice, j'ai fait une forteresse. De ton envol, sois assuré, personne ne se fera abattre.
Oh, je sens ta surprise. Mais aussi ta fierté.
Je ne crois pas aux morts, mais pourtant je te sens toujours avec moi, petit frère. Comme une présence, comme une ombre. Tu n'es jamais vraiment bien loin, hein ? Je t'imagine, les yeux pétillants, voyant ta grande sœur réussir à maîtriser les ombres. Tu dois avoir bien grandi, maintenant. 12 ans... Tu es presque un homme.
Et pourtant, tu comprends ce que je veux faire. Ce que je vais faire. Je le sais, je le sens. Comment peux-tu réussir à comprendre mes agissements ? Moi qui me targue d'être génial, je ne suis rien face à toi. Tu aurais écrasé n'importe qui en duel de pure intelligence, c'est une certitude.
Tu comprends.
Petit frère, tu comprends que je vais mentir.
Il faut que je te parle d'une réalité que j'ai découverte récemment, dans ma fuite pour ne pas affronter ta mort en face. Après ton départ, et tu l'as surement observé avec beaucoup de dégout, j'ai détourné le regard. J'ai cherché à trouver une explication pour ta mort, à assembler les pièces de ce gigantesque puzzle qu'est la vie dans le but de tomber sur la réponse que je cherchais.
J'ai tourné et retourné le problème dans tous les sens. J'ai observé ton lieu de mort plus d'une centaine de fois, sous toutes les coutures. Inlassablement, comme une âme en peine, j'y revenais. J'ai essayé d'imaginer pléthore de scénarios pour expliquer ta fin d'une autre manière. J'ai créé des millions de personnages aux motivations obscures, j'ai soupçonné voisins et amis, et j'ai même cru avoir trouvé la vérité.
Mais, tu sais. Je me suis trompé.
Alors j'ai essayé de fuir. J'ai fui et j'en ai honte. J'en ai honte car j'aurai aimé te le dire de ton vivant, et je ne peux que le dire de ta mort ; Oh, j'aurais aimé te le dire, et savoir ce que tu en aurais pensé. D'accord, ça aurait bousculé tout ce que tu savais, et peut-être que tu m'aurais détesté pour ça. Et pourtant... Et pourtant je sais. Je sais que tu aurais accepté. Car tu n'étais pas « que » de la famille, non. Tu étais tout pour moi.
Je t'ai vu grandir, je t'ai protégé contre le monde extérieur. Dans les moments plus difficiles, je me suis inquiété pour toi. Et quand c'était plus dur pour moi, j'ai tout encaissé. Alors, voilà, tu pars. Tu me laisses la bouche emplie de regrets et de remords. Que j'aurais aimé te parler, petit frère ! Et me voilà, stupide être, à t'écrire sur papier quelque chose que tu ne liras jamais.
TU. ES. MORT.Tu es mort et je n'y peux rien. Tu es mort et tu laisses en nous tous un trou béant, un trou que rien ne comblera jamais. Tu te pensais peut-être insignifiant, pas si important que ça, au point que tu pourrais mourir sans que cela nous touche vraiment. Mais c'est faux. C'est quand tu es mort que j'ai réalisé à quel point je t'aimais, à quel point nous t'aimions tous.
J'ai vu notre mère pleurer, pour la première fois. Et peut-être la dernière. J'ai vu ton père dépérir, et j'ai vu notre frère et notre sœur secoués comme jamais ils ne l'ont été. Et moi...
Moi je te protégeais. Et je te protégerais toujours.
…
Excuse moi une nouvelle fois. Qui aurait cru qu'une lettre envoyée à un mort pourrait tant me remuer ? C'est stupide. Personne ne la lira jamais. C'est l’œuvre d'un fou parlant à un autre. Monde de fous.
Et pourtant, petit frère, il faut que je te parle aujourd'hui. Malgré tout ce que je pense, malgré toute la FOLIE de cet acte, j'ai l'impression que je dois t'expliquer pourquoi je vais devoir mentir au monde.
Mais tu le sais, pourquoi. Je sais. Je le sens.
Mais je dois te le dire.
Connais-tu le destin, petit frère ? Y crois-tu seulement ? L'idée que le monde n'est pas logique, suivant des fils de soie tracés à l'avance par un marionnettiste psychopathe, faisant tourner le monde dans son chaos et fracas mortel habituel, celui qu'il ne quitte jamais.
Vois-tu, en retournant ton départ dans tous les sens, j'ai fait deux découvertes. La première, la plus évidente. C'était un accident.
Je le crie ici. Considère que ce sont mes aveux publics.
C'EST. UN. ACCIDENT !Et la seconde. Le destin existe.
Car oui, petit frère. J'en suis maintenant convaincu. Le destin existe et notre famille est maudite. C'est ce qui m'est apparu en cherchant les causes de ta mort, ainsi que celle de notre sœur , ou de nos frères. Pourquoi meurent-ils ? POURQUOI MOURREZ-VOUS ?
POURQUOI MOURREZ-VOUS TOUS ????Tu étais un survivant. Toi, moi, Ayame, Touya, Nobuo. On était des survivants. Pourquoi vous deux êtes morts ? Pourquoi encore et toujours des accidents, des maladies ?
Du hasard ?
Petit frère, le hasard ne peut pas exister. Pas avec tant de rage, pas avec tant d'acharnement. Quelqu'un, où quelque chose, est aux commandes. Voilà la vérité. L'horrible et cruelle vérité, une vérité si immonde qu'elle m'empêche de dormir, et qu'elle ne me quitte jamais vraiment. Un malade contrôle ce monde, et tu en es une victime collatérale.
Voilà pourquoi je mens, petit frère. Je dois te mentir, je dois mentir à tout le monde, je dois me mentir à moi-même.
Cela ne peut être un accident. Personne d'autre que moi ne peut comprendre l'horrible réalité de notre monde. Qu'ils croient à la malchance, qu'ils croient au meurtre. Voilà, petit frère, ce que je vais bâtir avec ta mort. Ton meurtre sera la forteresse de notre famille contre son ignorance. Que Mère, Ayame et Nobuo se croient dans un monde normal. Qu'ils puissent se remettre, et continuer à vivre normalement. Cela, c'est ton sacrifice qui nous le permet.
Tu es l'être le plus bon que la terre ait portée. Alors ton héritage sera un héritage de bonté et de douceur, je m'en assurerai.
Demain, j'irai poser cette lettre sur ta tombe.
Avec elle s'envolera toute la vérité sur cette affaire, ainsi que toutes mes pensées. Tu seras le seul à t'en souvenir. Avec elle, s'envolera la réalité que j'ai découverte. Si je dois persuader le monde que tu t'es fait tuer, alors je dois m'en persuader également.
Alors, adieu, Enji. Adieu, car je ne t'écrirai plus jamais. Adieu, car je dois oublier ce que je viens de t'écrire.
Adieu.