Lundi, premier jour d'observation.
Ce matin, Asuno s'avance à pas lent devant la demeure de son agresseur. Elle ne l'a pas revu depuis ce moment et se demande à quoi il peut ressembler maintenant. Est-ce qu'il s'est laisser pousser la barbe ? Peut-être sa bedaine fait-elle sortir son t-shirt de son pantalon trop serré ? S'accrocher à ce genre de détails futiles peut l'aider à appréhender la chose. Bien sûr, il n'y aura aucune interaction puisqu'elle ne veut pas qu'il se méfie, mais son simple regard posé sur son corps sale et poilu lui donne envie de vomir. Il faudra passer outre pour mener à bien son projet.
L'observation commence à son domicile. La Jônin n'a aucune aptitude particulière en terme de furtivité, mais un homme qui n'a pas de raison de se méfier est un homme aveugle. Elle attend dehors qu'il termine son rituel du matin. En le voyant comme ça, embrassant tendrement sa famille, il aurait presque l'air innocent. Personne ne soupçonnerait le moindre monstre de se cacher sous cette blouse de médecin. Elle seule est capable de déceler l'odeur putride qui empeste les environs et recouvre toutes les autres.
Au milieu de la matinée, elle le voit prendre la direction de l'hôpital. Ce n'est pas une surprise, il y travaille trois jours par semaine. Il n'y a pas beaucoup de blessés dans ce village pacifique, cependant, on ne s'ennuie jamais quand on est médecin. D'autant plus que, quand on est un Omura, il devient de notre devoir de former les aspirants. Il y reste toute la journée, mais elle ne peut l'observer de près. Ses habitudes se retournent contre elle : aucun jour dans son planning ne correspond au sien, ou jamais dans les mêmes services.
Il revient le soir et couche avec sa femme. Asuno rentre, les yeux remplis de dégoût.
Mardi, deuxième jour d'observation.
Comme lundi, il n'y a rien à signaler. L'homme reste toute la journée auprès de sa femme et reçoit quelques patients à son domicile. À part un type un peu bourru, style mercenaire solitaire, tous semblent être d'honnêtes gens. Il est trop tôt pour en tirer une quelconque conclusion.
Sa fille est en bonne santé. D'un point de vue extérieur, elle est heureuse.
J'aurais pu l'être aussi, si on m'en avait donné la chance, pensa-t-elle amèrement. Un éclair lui vient soudainement en tête : rien ne se serait produit si elle n'était jamais venue au monde. Elle n'aurait jamais passé autant de temps chez eux et il n'aurait jamais développé ce désir destructeur. C'est injuste, évidemment, mais cette idée ne la laisse pas de marbre. Elle tente de la chasser d'un coup de tête, en vain.
Mercredi, troisième jour d'observation.
Deuxième journée à l'hôpital. Il n'y reste cependant que jusqu'en milieu d'après-midi. Ce qu'elle voit après est troublant. Pour une raison qu'elle ignore, il n'emprunte pas l'itinéraire habituel pour rentrer chez lui. Il rentre dans un appartement à la façade banale, qui ne se remarque que par la petite lampe traditionnellement bleue qui trône au-dessus de sa porte en bois. En faisant le tour, elle aperçoit également une sortie d'eau à l'arrière. La terre y est encore mouillée alors qu'il n'a pas plu depuis trois jours. Elle croit également y déceler un liquide écarlate, mais comment être sûre qu'il s'agit bien de sang ?
Il reste sur place pendant près de deux heures et demi, puis rentre chez lui en sifflotant. Elle se demande si sa femme sait qu'il vient ici, ou s'il lui fait croire qu'il sort juste de l'hôpital. Ca ne l'étonnerait pas.
Jeudi, quatrième jour d'observation.
Il est encore trop tôt pour prendre la moindre décision. La chirurgienne est troublée par ce qu'elle a vu la veille, mais il se peut que ce soit une fausse alerte. Il se rendait peut-être simplement chez sa maîtresse. D'un autre côté, elle ne peut s'empêcher de penser qu'il s'agit potentiellement de sa porte de sortie : si personne ne venait ici, ce serait la scène de crime parfaite.
Le jeudi midi, il mange avec sa femme et sa fille. Ils rient. Elle comprend que pour lui, rien n'a changé dans sa vie. Elle n'est peut-être même pas la seule à qui il a fait subir cela, mais lui est libre. Sa fureur lui brûle le crâne. Elle rêve de débarquer dans leur salon, de péter tout le mobilier et de l'étouffer avec son bol de riz.
Après quatorze-heures passée, il se rend chez des amis avec qui il fume et partage sa petite vie minable. Elle en reconnaît certains car elle a travaillé avec eux : des obsédés de médecines, prêts à tout pour découvrir la prochaine technique révolutionnaire. Des progressistes pures souches.
Le soir, rien de particulier. Il rentre chez lui sans faire de détours et ne ressort pas.
Vendredi, cinquième jour d'observation.
Troisième et dernier jour de la semaine à l'hôpital. Selon son propre planning, la brune sait que son oncle doit s'y rendre vers onze heures. Elle est étonnée de le voir partir à huit heures de son domicile, même si elle a une petite idée de l'endroit où il se rend.
Bingo ! Son chemin l'amène devant ce même appartement, dont il franchit la porte avec l'air suspect. En y regardant de plus près, un nouveau détail lui saute aux yeux : il n'y a pas de fenêtre à l'étage. Comment une habitation peut-elle se passer d'une source de lumière aussi importante que le soleil ?
Elle reviendrait observer cela de plus près un autre jour. Il serait bête de le faire maintenant, elle risquerait de perdre sa trace. Or, elle veut être sûre d'avoir surveillé le moindre de ses faits et gestes pour ne pas être désagréablement surprise.
Le reste de la journée se déroule comme les autres.
Samedi, sixième jour d'observation.
Le samedi est une journée qu'il passe avec ses amis. Il ne semble être affecté à aucune mission et prend le temps en milieu d'après-midi pour fouler l'herbe de la forêt avec sa femme. Ils y viennent se détendre pendant une bonne heure avant de rentrer.
La journée est banale, rien n'éveille les soupçons de la jeune femme.
C'est après le souper que l'affaire devient intrigante. Asuno avait arrêté sa surveillance, pensant que plus rien ne se passerait. Alors qu'elle approche de l'appartement suspect, elle entend soudainement des voix. Elle reconnaît les hommes avec qui son oncle a partagé un cigare quelques jours plus tôt. Ils sont chargés d'un grand paquet bleu. Elle peut se tromper, mais de sa propre expérience, on dirait que ces hommes viennent de voler un cadavre frais de l'hôpital pour le faire rentrer en douce ici. Son oncle serait-il un progressiste actif, lui aussi ? Ils déposent le paquet, restent à l'intérieur dix bonnes minutes et repartent aussitôt. Elle attend devant pendant une demi-heure pour être sûre que plus personne ne vient. Elle essaie d'entrer, mais la porte est verrouillée. Sans matériel pour l'ouvrir, elle se voit dans l'obligation de rentrer chez elle. Au moins, elle est désormais convaincue qu'il faudra sérieusement creuser cette piste.
Dimanche, septième et dernier jour d'observation.
Il passe la matinée dans l'appartement, où elle le soupçonne de pratiquer de la médecine illégale. Il y reste cette fois encore environ deux heures, soit le temps d'une opération. Quand il part, elle aperçoit les restes d'eau et de sang qui s'écoulent à l'arrière. Il n'y a plus de place au doute, c'est sa chance. C'est bien sa porte de sortie.
Il rentre chez lui sur les coups de midi. À partir de là, il ne quitte plus sa famille. Il apprend les rudiments des techniques des Omura à sa fille, à l'abri des regards.
Fin de l'observation.