Cela faisait maintenant quelques jours que Yuriko était prostrée dans son bureau, le regard vide et les yeux rougis par les larmes, tenant une plume à la main et signant des documents avec des gestes automatisés par l'habitude qui, parfois, se voyaient parasités par quelques tremblements. Mais elle n'avait jamais eu le cœur aussi lourd que devant le dossier qui se tenait sous ses yeux, un dossier où elle relisait en boucle les mêmes mots comme si elle n'en acceptait pas la réalité.
Tadake Kyoshiro.
Décédé - Mort au combat
À peine était-elle parvenue à surmonter la perte de Jinpachi et à se convaincre de reprendre le cours de sa vie, que le destin lui enleva l'un des êtres les plus précieux de son existence : son frère bien aimé, son jumeau, sa moitié. Cette nouvelle lui était parvenue comme une flèche dans la poitrine, glaçante et violente. C'était une partie de son âme qui lui avait été volée, une sensation de vertige désagréable comme si son sang s'échappait lentement de ses veines. En quelques secondes, elle était devenue sourde au monde, dont les sons étaient réduits à ne plus n'être que des échos lancinants et incompréhensibles pour un esprit devenu brumeux sous la douleur. Et comment l'exprimer, cette douleur innommable ? Comment faire face au déchirement de son âme ? Comment lutter pour ne pas se noyer face à la vague immense de son affliction ?
" Comment pourrais-je lui dire... comment... si je suis moi-même incapable de l'affronter... "Car les tourments de Yuriko ne seraient plus uniquement les siens d'ici peu. En effet, la jeune femme n'avait pas encore annoncé la nouvelle à son amie Sayuri, la femme tant aimée de son frère, envers qui elle n'avait pas désiré envoyer une simple lettre pour pareille annonce. Elle savait qu'elle devait passer au village pour l'une de ses visites habituelles, accompagnée de Seishiro, l'héritage de Kyoshiro, qui se voyait devenir orphelin de père. Depuis quand n'avait-elle pas vue son amie ? Depuis la mort de Jinpachi, depuis bien avant sa perte. Et voilà qu'à son tour, elle se faisait la grande faucheuse et savait par avance le mal qu'elle lui ferait involontairement en lui énonçant la terrible vérité.
Alors, lorsqu'on lui annonça que la belle Yamanaka était là, elle fut immédiatement prévenue. Sans cacher sa désolation, Yuriko s'était avancée dans sa direction, le visage blême, les traits fatigués et le regard au supplice. Elle ne trouva la force de sourire, même pour la simple forme. Elle retint un sanglot à la vue de son neveu, tendre petit être qui était trop jeune pour comprendre la dureté de ce monde.
" Sayuri... il est vrai... J'ai... j'ai à te parler. "Yuriko ne cacha pas l'émotion de sa voix, on ne discernait ni colère ou amertume comme aurait pu le croire son amie aux yeux bleus, seulement une peine profonde et appesantie par la cruelle réalité. Ce fut alors qu'elle fit un signe à l'un de ses shinobis pour se voir confier temporairement Seishiro.
" Peux-tu lui confier Seishiro ? Mon camarade va s'occuper de lui le temps... que nous discutions. "Retrouvant le silence, elle fit un simple mouvement de tête pour indiquer à la kunoichi de la suivre. Elle demeurant mutique tout au long de leur chemin, jusqu'à atteindre une zone du village un peu isolée, loin de la foule, loin des regards, tout simplement plus intime et approprié.
" Sayuri... Je... "La Tadake, pourtant si habituellement fière et altière, retint un sanglot avec difficulté, alors que l'on voyait poindre une larme sur le coin de ses yeux.
" C'est... C'est Kyoshiro... Il... Il est mort. Je suis terriblement désolée. "C'était la première fois qu'elle se l'entendait véritablement dire. Kyoshiro était mort. Cela lui parut aussi violent que lorsqu'on lui avait annoncé la première fois, mais elle ne retint pas ses larmes, et quand bien même l'aurait-elle voulu, elle en aurait été incapable. La vague était déjà passée au-dessus de sa tête, et elle était prisonnière du tourbillon de son chagrin.