La traversée du pont fut en elle-même une épreuve. L'archipel était frappé d'une tempête ce jour-là. Partout sur mon chemin j'avais vu des gens se réfugier péniblement derrières des portes qui habituellement ne leur résistaient pas. Nous étions habitués aux typhons, autant que l'on peut l'être, mais celui-ci était vraiment violent et le paysage qui m'entourait, sombre, diluvien, apocalyptique, me donnait la sensation que le monde allait bientôt s'effondrer sur lui-même et que nos petites îles que nous aimions tant finiraient par se laisser engloutir. Pourtant, je devais avancer. L'ordre m'avait été donné officiellement et je ne pouvais m'y soustraire. Je ne voulais pas, d'ailleurs, renoncer à cette mission qui m'avait été donnée à moi seul et la confiance qu'on m'avait accordée en m'envoyant sur l'île des Uzumaki était désormais le plus grand joyau en ma possession. Aussi j'avais décidé malgré les hurlements de la tourmente de braver la passerelle agitée. Le bois sous mes pieds était trempé par la saumure qui venait l'asperger par dessous et par dessus. L'air était affreusement salé et je faisais mal la différence entre l'air et l'eau qui entraient dans ma bouche et mes narines. Je courais aussi vite que je le pouvais pour atteindre de l'autre côté les collines où vivait l'illustre clan de ma maîtresse et accomplir pour eux mon devoir, pour la gloire d'Uzushiogakure no sato.
Mon pied heurta une planche déphasée qui dépassait les autres et que je n'avais pas vue dans la pénombre de cet après-midi chaotique et je fis un vol plané de quelques mètres suivi d'une glissage sur quelques autres jusqu'à heurter avec ma tête contre un barreau anguleux de la balustrade. Ma tête passa en travers de cette dernière et je pus contempler avec effroi les vagues s'abattre à quelque distance en contrebas, implacables, éternelles. Terrifié, je me relevai et pris appui sur la barrière. J'inspirai tranquillement. « Tout va bien, pensai-je. Pas de panique. » Je repris ma course en veillant bien à lever les pieds à chaque pas. Arrivé de l'autre côté du pont, je trouvai refuge tout près de là sous le sayadou d'un autel religieux où brûlaient plusieurs cierges malgré la pluie torrentielle. Les carillons ne parvenaient pas à produire le moindre son à travers la complainte du vent et je m'étonnai même de les trouver si solidement accrochés à la poutre. J'étais trempé, glacé et seul. Autour de moi, je ne voyais que l'obscurité d'abord puis je parvins à entrevoir une légère lueur dans les épaisses ténèbres qui enveloppaient le chemin où amenait le pont. Je suivis des yeux la direction que celui-ci semblait prendre et, à mesure que mes yeux s'habituaient à l'obscurité, je pus reconnaître d'autre lueurs semblables qui s'éloignaient à ma gauche. Elles provenaient de lanternes en pierre ancienne que je ne pus voir que lorsque je fus quasiment collé à elles après avoir eu le courage de me replonger dans la danse furieuse des éléments. À cette époque où l'architecture et la technologie étaient en plein essor, ces petites structures monolithiques, cambriennes, précambriennes pour le jeune garçon moderne que j'étais, étaient si inattendues dans l'archipel que je croyais tant connaître que je me sentis étrangement hors-sujet. Je poursuivis ma route nonobstant car l'arrière connu me paraissait plus périlleux que l'avant inconnu.
Je me laissai guider jusqu'à un hameau (du moins je ne voyais que les quelques maisons éclairées par des lumières spectrales qui m'entouraient). Je regardai les noms gravés sur les panneaux de bois qui les devançaient puis j'arrivai à la jonction de deux d'entre eux sur lesquels je lus les noms suivants :
巻
き
代
塁
巻
き
夜
井
J'étais bien embêté. La jeune femme du bureau des missions m'avait donné un nom à haute voix sans m'en donner de trace écrite. Je ne savais donc pas quel Uzumaki Yorui m'attendait à présent. De plus les deux demeures étaient plutôt différentes. L'une était gigantesque, opulente et intimidante. L'autre était simple, presque rabougrie, guère attrayante mais malgré tout plus engageante que sa voisine. De plus, les caractères 代塁 du côté de la maisonnette m'invitaient davantage que ceux de 夜井 du côté du manoir d'architecture bouddhiste.* Aussi, j'allai frapper à la porte modeste pour ne pas risquer d'importuner un notable qui serait sans doute, évidemment, un supérieur hiérarchique.
Je n'obtins aucune réponse. Il ne m'avait sans doute pas entendu. Je frappai de nouveau de toutes mes forces puis hurlai :
Hélas, après de longues minutes à hurler, à cogner, à tourner en rond, je dus me résoudre à ce que personne ne vienne m'ouvrir. Ce devait être le mauvais Yorui. Quelle idée que de vivre côte à côte lorsque l'on porte le même nom ! Fulminant, mouillé comme un oursin, je marchai lentement vers la grande et terrible demeure. Il me fallut passer l'udegimon, remonter le chemin de pierres plates et grimper les vingt-huit marches de bois pour rejoindre le seuil de la porte. J'étais abrité désormais et je crus même devenir sourd tant l'endroit était protégé contre la tempête. Je saisis l'anneau du heurtoir de fer en forme de tête de renard, inspirai longuement pour apaiser mes nerfs et frappai trois coups secs. J'étais terriblement angoissé par l'endroit que je trouvais particulièrement austère dans l'atmosphère cataclysmique qui l'entourait. Je n'osai pas crier mais, rapidement, la haute porte grinça et je fus accueilli par une vieille figure moustachue à l'air peu commode.
Le visage ancien se mit à sourire à pleines dents (qu'il avait étonnamment nombreuses pour son âge) et acquiesça. Immédiatement, je me prosternai devant lui et demandai poliment l'autorisation d'entrer. Il écarta la porte et me laissa passer. L'intérieur était aussi lugubre que le laissait présager l'extérieur. Le vieil homme était très grand mais très courbé. Sa robe infinie semblait au moins aussi vieille que lui et une épingle d'or maintenait dans un cercle de bronze un petit chignon au sommet de sa longue chevelure blanche. C'était bien une sommité. Heureusement que j'étais venu frapper. J'attendis qu'il m'informe de ce que je devais faire pour lui tandis qu'il m'observait avec insistance. Je devins de plus en plus gêné à mesure que le silence s'installait et il se mit à tourner autour de moi comme si j'étais une pièce d'ameublement qu'il hésitait à ajouter à sa collection assez sinistre. Il produisit alors de petit rires étouffés et me dit de sa voix amaigrie par le passage des ères :
Je m'inclinai de nouveau et le quittai pour rejoindre la mezzanine qui surplombait l'entrée. Le vent ne semblait pas atteindre le papier de riz des panneaux qui servaient de fenêtres au couloir. Curieux, j'en fis coulisser un lorsque je fus hors de la vue de mon hôte et découvris avec étonnement que seul un air doux me caressait le visage alors qu'à quelques mètres, la violence de la tempête m'empêchait d'admirer le vaste jardin qui s'étendait sur la colline. Je refermai et ouvris la porte qui m'avait été indiquée.
*代塁 (Yo-rui) s'écrit avec les caractères 代 (société) et 塁 (rempart) tandis que 夜井 (Yoru-i) s'écrit 夜 (nuit) et 井 (puits).